Son architecture complexe de ce livre en fait aisément le recueil de trois ouvrages différents et complémentaires. Comme les directeurs l’expliquent en introduction, la première partie vise à mettre en place les principaux éléments « dessinant les trajectoires globales de l’évolution du travail des années 1830 aux années 1930 ». En une quarantaine de pages, François Jarrige dresse d’abord un tableau des « mondes du travail et de l’industrie dans l’Europe des années 1830 ». Alors que l’industrialisation se fait à des rythmes décalés, précoce en Grande-Bretagne, plus tardif en Europe du Sud, les contours du monde ouvrier restent flous en 1830 et les statistiques incertaines tant « domine le foisonnement des formes intermédiaires entre l’atelier artisanal et l’entreprise industrielle » (p.37). Le travail à domicile et les « nombreuses nébuleuses proto-industrielles » (p.43) jouent un rôle majeur dans le tissu productif des années 1830, y compris en Angleterre, et, si de nouveaux bâtiments industriels apparaissent, il s’agit surtout de lieux permettant « l’empilement de métiers regroupés sous un même toit, sans division profonde du travail ni mécanisation » (p.49). Le statut et la rémunération des ouvriers sont alors envisagés dans un monde du travail qui voit les corporations remises en cause sans disparaître partout immédiatement. Dans ce moment 1830, la question sociale tend de plus en plus à rencontrer « les enjeux politiques » (p.69), participant à « la prise de conscience des intérêts collectifs des travailleurs » (p.73).
Toujours sous la plume de François Jarrige, un deuxième chapitre s’intéresse à un long milieu du XIXe siècle, période d’accélération de l’industrialisation autant que de l’« irruption dans l’arène publique » (p.79) des travailleurs. Si on excepte l’Europe du Sud, 1848, que l’auteur qualifie de « révolution européenne du travail », s’apparente à l’épicentre de cette « politisation des mondes ouvriers » (p.83). La mécanisation et la concentration des activités de production s’affirment davantage à partir du milieu du siècle, à des rythmes variés selon les pays, l’Angleterre et la Belgique faisant figure d’« ateliers du monde » (p.89), quand l’Italie et l’Espagne sont à classer parmi les « pays « retardataires » et « archaïques » » (p.91). La période est caractérisée par l’ « émergence très lente de la grande industrie » (p.95), à l’origine d’un tissu ouvrier complexe, dont ne sauraient être exclus les femmes et les enfants, comme de paysages d’autant plus marqués par des pollutions atmosphériques majeures que l’utilisation du charbon y est souvent massive. Enfin, à la suite de Charles Tilly, l’auteur souligne que les années 1850 sont celles du « basculement d’un régime d’action ancien, essentiellement local et patronné, consistant en destructions et soulèvements populaires, vers un répertoire « moderne » de plus en plus national et autonome, composé de grèves, de réunions politiques et de meetings, encadré par des organisations et associations en cours d’institutionnalisation. » (p.101)
En s’intéressant aux années 1880 à 1914, Marion Fontaine dessine la perspective d’un « nouveau monde ouvrier » (p.109), que les mineurs et surtout les « métallos » symbolisent désormais davantage que les ouvrier.e.s du textile. La période voit « une véritable recomposition du système technique, autour de l’électricité et du moteur à explosion à base de pétrole » (p.112), qui étend considérablement l’industrialisation et modifie sensiblement l’organisation du travail. Désormais, et malgré le maintien de formes de production plus traditionnelles, le modèle de la grande usine se développe, surtout dans certains types d’industrie, et a, pour de nombreux ouvriers, « l’allure d’un carcan, voire d’un bagne » (p.118). Dès lors se met en place un nouveau prolétariat qui, derrière l’apparente homogénéisation que permettrait la concentration de l’usine moderne, n’est pas sans hiérarchie. C’est dans ce cadre que s’organise le mouvement ouvrier, dont le rôle croissant, dans un contexte de « relative dynamique de démocratisation » (p.135) poussent les gouvernements des différents États à prendre davantage en compte les conditions de vie des travailleurs.
La Première Guerre mondiale constitue « un tournant pour la main d’œuvre et les relations de travail » et « change le monde du travail en profondeur » (p.139). L’État tient une place essentielle dans les économies de guerre qui se mettent en place à partir de l’été 1914, autant dans le financement industriel que dans l’organisation de la production. Les États se montrent aussi, selon les cas et selon les périodes, tantôt « arbitres et négociateurs », tantôt « régulateurs » dans les relations de travail (p.147). Le conflit est aussi l’occasion d’un emploi massif des femmes dans l’industrie, mais « leur place demeure subordonnée » (p.149), comme l’est celle de la main d’œuvre coloniale utilisée par la France et le Royaume-Uni. Dans un contexte industriel de développement de « nouvelles formes d’organisation du travail », la recherche d’une production croissante s’appuie « sur la dérégulation et la contrainte » (p.160), ce qui n’est pas sans expliquer, en partie, le « retour des conflits » du travail en 1917.
Le dernier chapitre de cette première partie s’intéresse à l’entre-deux-guerres, « période frappée du sceau de l’ambiguïté, entre avancées sociales massives […] et répression du mouvement ouvrier » (p.165). Dans un climat révolutionnaire qui voit naître un État communiste, les années de sortie de guerre sont l’occasion de conquêtes sociales importantes, telle la journée de huit heures (sauf au Royaume-Uni). La « grande vague de rationalisation » (p.171) déferle alors sur le monde du travail, au risque de « l’aliénation des ouvriers face à la machine » (p.175). La crise de 1929 voit émerger un chômage de masse inédit, mais aussi de grands conflits sociaux. La question du monde du travail dans l’Italie fasciste et dans l’Allemagne nazie est évidemment posée.
Le sujet est ensuite envisagé sous des angles thématiques. Dans « les mécanismes de l’industrialisation européenne », François Jarrige revient sur l’expression « révolution industrielle » pour lui préférer « industrialisation », qui dit mieux « sa lenteur, son caractère inégal et progressif » (p.196). Marco Saraceno et François Vatin abordent « les savoirs du travail » et montrent le passage de la machinerie du début du XIXe siècle à la quête de « rationalisation psychologique, technique et économique ». Alain Chatriot pose rapidement la question du commandement et s’intéresse aux patrons et aux ingénieurs, avant que Thomas Le Roux n’envisage « les corps ouvriers », entre soumission d’une part, et reconnaissance des risques et des maladies professionnelles d’autre part. Michelle Zancarini-Fournel conclut sa stimulante partie consacrée au « genre au travail » par trois éclairages successifs, sur la proto-industrialisation, sur la Première Guerre mondiale et sur la question de la protection sociale et des organisations syndicales. « Les migrations de travail », présentées par Fabrice Bensimon, sont l’occasion de multiplier les échelles, de temps (des migrations saisonnières aux déracinements définitifs) comme d’espace (des bassins démographiques régionaux aux mouvements transnationaux, voire transcontinentaux). Marion Fontaine étudie les cultures ouvrières, tant celle des métiers et de l’usine, que celles qui voient le jour « hors-travail » et qui ne sont nullement « des entités isolées » (p.338). Dominique Pinsolle s’intéresse aux conflictualités ouvrières et propose une indispensable mise au point sur des militantismes multiples. Ceux-ci sont indissociables de la mobilisation politique du travail, abordée par Emmanuel Jousse, qui donne naissance aux partis ouvriers. Laure Machu précise le rôle de l’État comme protecteur et régulateur des rapports de travail, soumis finalement, avec la dépression des années 1930, à une forte déstabilisation. Enfin, du Champathieu des Misérables de Victor Hugo à Tonine Gaucher de La ville noire de George Sand, de La Forge d’Adolph von Menzel au Débardeur de Constantin Meunier, de La Belle équipe de Julien Duvivier au lambeth walk, Gilles Candar évoque la représentation du « travail et travailleurs en littérature et dans les arts ».
La troisième partie entend mettre à disposition des outils, qu’il s’agisse de cartes, d’une chronologie ou d’une série de monographies collectives. Les notices biographiques, pourtant fréquentes dans les manuels de cet éditeur, sont écartées, les auteurs invitant à juste titre à se référer au richissime Maitron. Ils leur préfèrent de courts portraits de groupes consacrés aux métiers, les couturières, les tisserands, les dockers ou les ouvriers du livre ou de la chaussure. Chaque métier s’inscrit dans des temporalités et des problématiques qui traversent l’ensemble du thème du travail. Les cinq pages consacrées aux mineurs permettent ainsi de comprendre comment les « gueules noires », deviennent des « icônes du prolétariat », alors que le travail au fond de la mine s’industrialise très lentement et que l’extraction du charbon « se fait longtemps par la seule force physique, le mineur arrachant avec son pic le charbon de la veine » (p.450).
Un recueil de documents, introduits et présentés par Florent Le Bot et Audrey Millet, constitue le deuxième volume de l’ensemble. L’ouvrage ne vise évidemment pas l’exhaustivité mais ambitionne « la variété de documents (de textes et d’iconographie […]), inscrits dans la pluralité des séquences chronologiques et des espaces considérés » (p.19). Si certains documents appartiennent à « la sphère des représentations » (p.20), d’autres, tels les témoignages et les enquêtes, permettent en revanche d’entrer davantage « dans le cœur de l’espace du travail, dans l’atelier, dans le domicile, dans l’usine même » (p.21).
Ce sont au total plus de cent-quatre-vingt documents ou ensembles de documents qui sont proposés, répartis en cinq parties : « paysages du travail », « travailler pour vivre, travailler à en mourir ? », « encadrer des main d’œuvre », « sociabilités, engagements et conflits » et « représentations du travail ». Chacune est divisée en chapitres qui répondent, pour certains, aux chapitres du premier volume. Ainsi, les six documents de « mobilités et immigrations » répondent au point sur « les migrations de travail » ou les dix-sept documents et ensembles documentaires sur « les corps ouvriers au risque du travail » permettent de nourrir la lecture du court chapitre sur le même sujet.
Chaque document ou ensemble documentaire est présenté de façon plus ou moins complète par un texte permettant de le replacer dans un contexte plus large et complété non seulement des indications précises de la source mais aussi d’une utile (et courte) orientation bibliographique permettant d’approfondir le sujet. Ainsi, en croisant le manuel et des documents, ce sont de véritables dossiers que peut se constituer la lectrice ou le lecteur.
Dans le premier volume, on regrettera néanmoins la pauvreté du cahier cartographique, dont plusieurs cartes reproduisent celles publiées dans le volume Industrialisation et sociétés. Europe occidentale 1880-1970, paru en 1998, faisant fi de l’apport des représentations territoriales dans le processus d’explication et de mémorisation d’un phénomène, comme d’une « histoire du travail [qui] s’est donc réinventée dans les dernières décennies » (p.28).
Malgré la grande variété du deuxième volume, il est dommage que les reproductions photographiques du document ne soient pas toujours d’une qualité permettant leur exploitation (par exemple, le complexe du Grand-Hornu, p.259, ou les grévistes des Aciéries de Sambre et Meuse, p. 534). On pourra également regretter que, lorsque le document et son introduction n’occupent que deux pages, ils ne soient pas systématiquement placés face à face, même si on comprendra les nécessités techniques qui poussent à les mettre dos à dos. Enfin, de très rares choix sont peu compréhensibles : la photographie de l’équipe de football du Havre Athletic Club (p.271) dit assez peu du travail ou de la place de ce sport dans les cultures ouvrières. D’autres documents auraient été à cet égard bien plus parlants et auraient éventuellement permis de sortir des exemples français, qui dominent légitimement dans ce recueil.
Ce ne sont évidemment là que des réserves minimes tant les deux ouvrages sont riches. Bien sûr très utiles aux candidat.e.s des concours d’enseignement devant travailler des questions pour lesquelles ces volumes sont spécialement conçus, ils le seront également aux professeur.e.s pour renouveler leurs connaissances et leurs approches d’un sujet malheureusement trop peu présent dans les programmes actuels du secondaire. De fait, ce « Travail » en deux volets en est un très beau !
François da Rocha Carneiro – Professeur d’histoire-géographie à Roubaix, Docteur en histoire contemporaine et chargé de cours à l’Université d’Artois, Vice-Président de l’APHG.
FONTAINE, Marion; JARRIGE, François; PATIN, Nicolas (dir.). Le travail en Europe occidentale 1830-1939. Paris: Atlande, 2020. LE BOT, Florent; MILLET, Audrey (dir.). Le travail en Europe occidentale 1830-1939 – documents. Paris: Atlande, 2020. Resenha de: CARNEIRO, François da Rocha. Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie (APHG). 10 jan. 2021. Consultar publicação original
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