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Enseigner l’histoire à l’heure de l’ébranlement colonial. Soudan, Égypte, empire britannique (1943-1960) – SERI-HERSCH (RMMM)

SERI-HERSCH Iris. Enseigner l’histoire à l’heure de l’ébranlement colonial. Soudan, Égypte, empire britannique (1943-1960). Paris: IISMM – Karthala, 2018. 382p. Resenha de DUPONT, Anne-Laure. Remmm – Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, v.147, oct. 2010.

Ce solide ouvrage est issu d’une thèse de doctorat d’histoire, soutenue à Aix-Marseille Université en 2012 et primée par l’Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman en 2013. Il porte sur la réforme de l’histoire scolaire au Soudan anglo-égyptien dans les années 1940 et 1950, à la veille de l’indépendance effective le 1er janvier 1956. L’histoire scolaire s’entend ici comme l’histoire enseignée dans les écoles élémentaires – gouvernementales d’abord, missionnaires et privées soudanaises (ahliyya) ensuite, après leur nationalisation en 1957. En 1961, ces écoles, destinées aux 7-11 ans, accueillaient plus de 80 % des jeunes scolarisés au Soudan, du jardin d’enfant à l’université. C’est dire la légitimité d’une recherche centrée sur elles.

Le cœur de l’ouvrage consiste en l’étude de trois manuels de 2e, 3e et 4e années du cycle élémentaire, rédigés en arabe à l’intention des maîtres – tous soudanais – entre 1948 et 1950. L’entreprise fut menée sous les auspices de l’Institut pédagogique de Bakht er Ruda, créé en 1934 près d’Ed Dueim, à 200 km en amont de Khartoum – un sujet passionnant en soi. Le biais par lequel Iris Seri-Hersch aborde l’histoire scolaire est donc celui des programmes officiels et des prescriptions faites aux instituteurs pour les mettre en œuvre, pas celui de leur réception par les élèves. Ces programmes étaient, en 2e année, les inventions humaines de la Préhistoire à l’époque contemporaine, en 3e, les grands personnages de l’histoire, et en 4e, l’histoire du Soudan de la pénétration arabe au Condominium, les leçons les plus nombreuses portant sur la période mahdiste (1881-1898). Iris Seri-Hersch analyse avec minutie la genèse et le contenu des manuels, ainsi que les modalités de transmission et d’évaluation des enseignements qu’ils fixaient. Nourris de nouvelles approches éducatives, ils fournissaient aux maîtres des directives beaucoup plus nettes qu’en Grande-Bretagne même, ce qui amène l’auteur à se demander si la colonie n’était pas « “plus métropolitaine que la métropole” en matière de didactique de l’histoire » (p. 317).

L’objet semblerait petit s’il n’était inscrit dans une ambitieuse réflexion sur la transition de l’Empire britannique aux États-Nations et si le livre ne s’achevait par un chapitre, inspiré de la nouvelle histoire impériale, sur les convergences et les divergences entre l’histoire scolaire au Soudan et dans d’autres parties de l’Empire britannique : Ouganda, Nigéria, Rhodésie du Nord, Égypte, Inde et jusqu’à la métropole. Iris Seri-Hersch étudie l’histoire scolaire à l’heure de « l’ébranlement colonial », concept renvoyant à « l’évolution des représentations des acteurs vis-à-vis des régimes coloniaux, dont la vulnérabilité était ressentie, sinon reconnue », surtout à partir de la Seconde Guerre mondiale (p. 8). Ce faisant, elle jette un regard original sur « le développement des nationalismes dans les territoires colonisés » (p. 322). Elle restitue au Sudan Government dominé par les Britanniques et aux éducateurs coloniaux, britanniques ou soudanais, à son service un rôle central, non seulement dans l’élaboration d’un récit scolaire de l’histoire qui resta en vigueur, parfois avec des révisions, jusque dans les années 1970, mais aussi dans l’essor d’un des deux courants du nationalisme soudanais, le nationalisme indépendantiste, hostile à l’union avec l’Égypte. Elle aborde les années quarante et cinquante du XXe siècle sous l’angle, non de la confrontation entre nationalistes et puissance coloniale, mais d’un nouvel impérialisme britannique qu’elle qualifie de « paternaliste-progressiste ». Celui-ci avait pour but de transformer les Soudanais en une nation moderne et de les préparer à l’indépendance. Il se caractérisait par la collaboration avec les élites formées dans le système colonial, la mise en place d’institutions politiques assurant la transition vers le self-government, des campagnes d’alphabétisation des adultes, une expansion scolaire planifiée et le lancement de politiques de développement.

Sans doute ce « paternalisme progressiste » n’était-il pas propre au Soudan. L’originalité de ce dernier venait de la double tutelle anglaise et égyptienne qui s’y exerçait depuis 1899 et des forts contrastes, accentués par la politique coloniale de l’entre-deux-guerres, entre le Nord musulman et arabophone et le Sud (provinces de Bahr al-Ghazal, d’Equatoria et du Haut-Nil) animiste ou chrétien et multilingue. L’hostilité du Sudan Government à l’union du Soudan et de l’Égypte le conduisit à se rallier dès la fin de la Seconde Guerre mondiale au nationalisme indépendantiste : appelé aussi néo-mahdisme, celui-ci trouvait ses références dans la lutte du Mahdi et de ses partisans contre les « Turcs » ou Égyptiens, et dans l’État indigène qui en avait résulté de 1885 à 1898. En 1946, les Britanniques abandonnèrent la Southern Policy ou gestion différenciée du Nord et du Sud, et œuvrèrent désormais à la formation d’un État-Nation soudanais dans les limites du Condominium.

L’histoire enseignée à l’école reflète cette orientation. Ses finalités étaient nettes : diffuser des connaissances, donner aux jeunes Soudanais le sentiment qu’ils disposaient d’une patrie inscrite dans l’histoire large de l’humanité, éduquer les élèves à leurs responsabilités de futurs citoyens, participer à la « formation de leur caractère » (character-training / al-tadrīb al-khuluqī) en vue de leur entrée dans la modernité politique (cf. Seri-Hersch, 2020)Dans l’élaboration des programmes et des manuels, Soudanais et Britanniques, parmi lesquels Peter Holt, futur historien universitaire du Soudan, furent étroitement associés. Il en résulta un récit où s’équilibraient histoires soudanaise et islamique d’un côté, histoires européenne et mondiale de l’autre, et où divers points de vue sur le passé étaient juxtaposés. Si la révolte du Mahdi, par exemple, apparaît comme un mouvement de libération, le siège de Khartoum en 1884 est décrit, lui, du point de vue des assiégés et l’image héroïque de Charles Gordon en Angleterre reste intacte. Le successeur du Mahdi, le khalifa ‘Abdullāhi, est réhabilité mais ses erreurs, notamment l’effroyable famine de 1889, soulignées. Kitchener est célébré pour son génie logistique, facteur essentiel de la reconquête du Soudan en 1898, mais ses adversaires dépeints à sa mesure, comme d’authentiques patriotes. D’un manuel à l’autre, les élèves étaient susceptibles de s’identifier aussi bien au Mahdi qu’à Gordon, au chevalier Roland qu’à Ṭāriq b. Ziyād, aux esclaves soudanais qu’aux ancêtres de toute l’humanité. Jamais aux Égyptiens en revanche, jamais à Mehmet Ali, héros, à la même époque, des manuels d’histoire égyptiens. Dans le récit scolaire soudanais, l’Égyptien était toujours un étranger, porteur de tarbouche, obèse et corrompu.

6Les enseignements fondamentaux qu’Iris Seri-Hersch tire de cette analyse sont que le discours des manuels n’est ni homogène ni hégémonique, qu’il ne porte pas plus le point de vue du colonisateur que celui du colonisé, que, d’une manière générale, « l’orientation idéologique des récits scolaires produits en contexte colonial ou postcolonial ne peut être postulée a priori » et qu’il y a « des écarts conséquents entre décolonisation politique et décolonisation des récits scolaires » (p. 310 ; voir Seri-Hersch, 2017). Le fossé que les manuels laissent percevoir, tout en cherchant à le combler, n’est point entre Soudanais et Britanniques, mais entre Khartoumais (Soudanais du Nord et Britanniques) et Soudanais du Sud. Comme les régions situées en dehors de la vallée du Nil en général, le Sud-Soudan est peu traité et quand il l’est, il apparaît comme une terre lointaine, exotique, sauvage et peuplée de tribus. Les manuels ne font aucune allusion à la diversité des langues et religions soudanaises et présupposent que maîtres comme élèves sont tous musulmans. D’un côté, ils valorisent une ethnie (jins) et un territoire soudanais uniques, de l’autre ils réaffirment la dichotomie « Arabe » / « Noir » (‘Arabī / Zanjī) pour mieux la contester. S’ils évoquent enfin le sujet sensible de l’esclavage et de la traite, ils le font de telle sorte que les Soudanais du Nord s’en trouvent dédouanés et que tous les élèves puissent s’identifier aux victimes, face à des « marchands » jamais nommés.

7Mise en relation avec les politiques d’arabisation et d’islamisation du Sud dans les années 1950 et 1960 et les guerres qui en découlèrent, l’histoire scolaire de fin d’Empire prend ainsi un tour tragique. Elle contribua à l’éclatement de l’État-Nation qu’elle entendait construire. C’est sur ce triste constat qu’Iris-Seri Hersch clôt son excellente étude. On y déplore certes l’absence de bilan historiographique et d’index, ainsi que le non-classement des sources et de la bibliographie, conséquences, sans doute, de contraintes éditoriales fortes. On regrette en outre – c’est peut-être un effet de sources – que les acteurs égyptiens au Soudan soient marginalisés dans l’ouvrage. Si Iris Seri-Hersch décrit bien le contenu des manuels scolaires d’histoire en vigueur en Égypte dans la période, elle ne dit presque rien des écoles égyptiennes au Soudan, pourtant en concurrence directe avec celles du Sudan Government et peut-être elles aussi attachées à la formation du caractère – un thème qui avait fait fortune en Égypte dès le début du XXe siècle. L’ouvrage n’en instruit pas moins sur le Soudan, redonne toute sa place aux périodes précédant immédiatement l’indépendance des pays colonisés, amorce au passage une recherche sur l’histoire de la didactique de l’histoire et, par ses annexes et illustrations, met de nombreuses sources à la disposition du lecteur. Elle-même une vraie pédagogue, l’auteur s’exprime avec une grande fermeté et frappe par sa capacité à donner du sens à ce qu’elle fait.

[Referências]

SERI-HERSCH Iris, 2017, « Et si la rupture didactique précédait l’indépendance politique ? Revisiter la chronologie du Soudan contemporain au prisme de l’histoire enseignée à ses écoliers (1900-1970) », Histoire de l’éducation, n° 148, 2017/2, p. 119-142.

SERI-HERSCH Iris, 2020, “Civilising Teachers, Modernising the Sudanese: Colonial Education and Character Training in Postwar Sudan, 1945-1953”, Mayeur-Jaouen, Catherine, Adab and Modernity. A “Civilising Process”? (Sixteenth – Twenty-First Century), Leyde, Brill, p. 435-462.

Anne-Laure Dupont – Sorbonne Université Lettres ; Anne-Laure.Dupont[at]sorbonne-universite.fr

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[IF]
Itamar Freitas

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