SERI-HERSCH Iris. Enseigner l’histoire à l’heure de l’ébranlement colonial. Soudan, Égypte, empire britannique (1943-1960). Paris: IISMM – Karthala, 2018. 382p. Resenha de: MATASCI, Damiano. Cahiers d’Études Africaines, v.240, p.1042-1044, 2020.
Version remaniée d’une thèse de doctorat soutenue en 2012 à l’université d’Aix-Marseille, cet ouvrage, rédigé par Iris Seri-Hersch, propose une analyse fascinante et empiriquement bien étayée de l’enseignement de l’histoire tel qu’il était dispensé au Soudan colonial entre 1943 et 1960. Ce sujet est abordé à partir d’une perspective de recherche qui mérite d’emblée deux considérations générales. Tout d’abord, l’auteure se focalise principalement sur les contenus et les prescriptions officiels associés à cette discipline scolaire, plutôt que sur les usages sociaux des manuels ou les réceptions des élèves. Son but est de montrer toute la pertinence de s’intéresser (encore) au point de vue des colonisateurs, pariant sur le potentiel heuristique d’une approche méthodologique mettant en lumière les effets recherchés de l’entreprise éducative coloniale. À cet égard, Iris Seri-Hersch rappelle que l’histoire de cette dernière est riche en paradoxes, car contrairement à certaines lectures « postcoloniales » parfois trop hâtives, l’éducation n’a pas comme seul et unique objectif l’uniformisation culturelle et le gommage de l’identité des colonisés. Ensuite, la période au cœur de l’enquête, celle de l’« ébranlement colonial », terme qui est préféré à celui de « décolonisation », jugé trop linéaire et théologique, présente un grand intérêt. Les années qui suivent la fin de la Seconde Guerre mondiale sont en effet marquées par une grande incertitude quant à l’avenir des territoires africains, ce qui favorise les expérimentations et les réformes pédagogiques. Elles se caractérisent aussi par un tournant « paternalo-progressiste » de la politique coloniale, de plus en plus influencée par l’idéologie du « développement ». Iris Seri-Hersch restitue donc l’importance, encore quelque peu négligée par l’historiographie, des enjeux éducatifs au moment culminant de la « crise des empires », mettant notamment à jour les liens entre une discipline scolaire — l’histoire — et le processus de construction nationale au Soudan.
On l’aura compris, ce livre se situe à la croisée de plusieurs champs historiographiques et amène des éclairages inédits, non seulement sur l’histoire du Soudan mais aussi, plus largement, sur la production des savoirs coloniaux, sur la didactique de l’histoire et sur les réalités multiformes de l’éducation (post)coloniale. Les deux premiers chapitres présentent le contexte — politique et éducatif — dans lequel s’inscrit la trajectoire scolaire soudanaise, rendue particulièrement intéressante par le statut de ce territoire, un condominium soumis à la double tutelle britannique et égyptienne. Ils apportent au lecteur, notamment au non-spécialiste, les éléments de compréhension nécessaires pour aborder le cœur de l’ouvrage, à savoir le contenu et les modalités de l’enseignement de l’histoire dans les écoles primaires, qui est de loin la filière la plus fréquentée durant l’époque coloniale. L’étude se focalise tout particulièrement sur l’analyse des programmes pensés et élaborés après la Seconde Guerre mondiale (chapitre 3), sur le système de valeurs et les représentations du passé qui y sont transmises (chapitre 4), ainsi que sur les modalités de communication, d’apprentissage et d’évaluation de l’histoire scolaire (chapitre 5). Enfin, un dernier chapitre compare le cas soudanais avec celui d’autres colonies et de la Grande-Bretagne. De cette analyse serrée et bien menée se dégagent, tout d’abord, les particularités du type d’histoire prescrit aux autochtones. Contrairement à une image reçue, celui-ci ne véhicule pas nécessairement un message univoque où le passé africain serait négligé ou effacé. Comme l’ont récemment montré Céline Labrune-Badiane et Étienne Smith pour l’Afrique occidentale française, l’enseignement est adapté aux contextes locaux et aux connaissances pratiques des élèves1.
Ainsi, l’histoire dispensée dans les écoles est à la fois celle des colonisateurs et des colonisés, les programmes incluant des sujets relevant de l’histoire « mondiale », européenne, islamique et soudanaise, allant de l’Antiquité à l’ère contemporaine. Encore plus surprenant, le thème de la lutte anticoloniale y est fortement présent. Celle-ci, toutefois, ne se traduit pas par une critique directe du condominium anglo-égyptien (qui n’est par ailleurs pas véritablement intégré au passé historique), mais vise plutôt les envahisseurs ottomano-égyptiens du XIXe siècle et renvoie à des héros et à des figures mythiques comme Guillaume Tell. Quant à l’histoire du Soudan, elle est mise en récit suivant un enchevêtrement de perspectives nord-soudanaises et britanniques : les équipes chargées de l’élaboration des programmes et des manuels n’incluent pas d’acteurs sud-soudanais ou égyptiens et doivent composer avec les objectifs politiques des autorités britanniques de Khartoum, hostiles à une éventuelle unification du Soudan avec l’Égypte. C’est donc pour des raisons pragmatiques que les éducateurs coloniaux s’attellent — par le biais d’un enseignement de l’histoire s’adressant à la population musulmane arabophone et ignorant les minorités religieuses et linguistiques — à alimenter un nationalisme soudanais « indépendantiste » et à accompagner la transition du pays vers une modernité post-impériale.
3Iris Seri-Hersch inscrit aussi la trajectoire scolaire soudanaise dans le contexte plus large de la fin de l’Empire britannique, afin d’en dégager les spécificités et les similarités avec d’autres colonies africaines (Ouganda, Rhodésie du Nord, Nigeria), l’Inde, l’Égypte ou encore avec l’enseignement en métropole. Particulièrement avisée, cette démarche comparative a l’avantage de rendre compte de la grande diversité des situations et des multiples finalités de l’histoire scolaire. Elle permet également de « connecter » l’exemple soudanais à des débats qui dépassent largement le cadre d’une seule colonie ou d’un empire. Rapidement évoquée par l’auteure, cette question mériterait par ailleurs d’être approfondie. Il serait en effet intéressant de retracer les circulations transimpériales — d’idées, de modèles et d’individus — qui ont accompagné l’élaboration des manuels d’histoire soudanais, ainsi que de savoir comment les expériences en cours dans d’autres territoires ont servi de référence ou de repoussoir. Une telle ouverture entrerait aussi en écho avec les appels récents, issus notamment du monde académique britannique, invitant à décentrer l’étude du fait colonial et à placer dans un seul cadre analytique les dynamiques de connexion, de rivalité et de coopération qui ont émaillé l’expansion européenne et la fin des empires.
Avec les dimensions circulatoires, l’examen de la période postcoloniale constitue une autre piste de recherche prometteuse. Comme le rappelle justement Iris Seri-Hersch dans ce livre et dans ses autres travaux sur le sujet, l’indépendance ne marque pas nécessairement une rupture quant au contenu et à l’usage des manuels coloniaux. Dans le cas du Soudan, la reconfiguration des programmes précède l’accès à la souveraineté nationale, les textes scolaires ne subissant par ailleurs pas de changements particuliers jusqu’aux années 1970. À nouveau, l’auteure donne à voir la complexité et les paradoxes qui caractérisent le fait éducatif (post)colonial, laissant entrevoir ses multiples répercussions jusqu’à nos jours. Les conclusions de l’ouvrage sont en effet particulièrement instructives pour comprendre la situation actuelle. À la question de savoir dans quelle mesure l’enseignement de l’histoire au cours de la période coloniale tardive a pu contribuer à la scission du pays en 2011, Iris Seri-Hersch répond avec une hypothèse captivante : les représentations de l’histoire soudanaise dans les manuels coloniaux, utilisés pendant des décennies, auraient participé à renforcer le fossé social et culturel opposant les Khartoumois (britanniques et nord-soudanais) aux populations des périphéries (Darfour, Monts Nouba, Sud-Soudan), favorisant de ce fait la remise en cause, dès 1956, de la nature même de l’État postcolonial soudanais.
Notes
1 C. Labrune-Badiane & É. Smith, Les Hussards noirs de la colonie. Instituteurs africains et « petites patries » en AOF (1913-1960), Paris, Karthala, 2018.
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