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Pourquoi enseigner l’histoire? MARTIN (Lc)
MARTIN, Jean-Clément Martin (dir.), « Pourquoi enseigner l’histoire ? », Revue internationale d’éducation, n° 69, 2015. Resenha de: SYNOWIECKI, Jan. Lectures, 09 déc., 2015.
À l’heure des particularismes religieux, des tensions identitaires, des lignes de fracture traversant les sociétés et des conflits régionaux, il est particulièrement salvateur de se demander non seulement pourquoi, mais comment enseigner l’histoire. Les contributions proposées dans ce numéro de la Revue internationale d’éducation révèlent, par la diversité géographique qu’elles embrassent, la pluralité des façons de transmettre le récit de la muse Clio, que celle-ci revête les habits du récit, de la discipline scientifique, du passé ou des faits considérés comme vrais. Dans les États centralisés (France, Russie, Vietnam, Colombie) où les programmes scolaires sont uniformes, comme dans les États fédéraux (Canada et Allemagne) où l’élaboration des contenus dépend des régions fédérées, la problématique de la transmission d’un récit commun et émancipateur se pose avec acuité. Des pays et régions aux traditions historiographiques aussi différentes que l’Afrique du sud post-apartheid, le Japon, l’Allemagne ou le Trentin Haut-Adige sont traversés par des préoccupations étonnamment similaires quant à l’enseignement de l’histoire même si, en creux, ils y apportent des réponses différentes, nous invitant par là à considérer la variété des pratiques pédagogiques. Une réflexion transnationale sur l’enseignement de l’histoire est d’autant plus bienvenue que les demandes exogènes, émanant du corps politique ou de la société civile, ainsi que la compétition entre mémoires concurrentes, complexifient la transmission des savoirs historiques. Car ces savoirs répondent aux impérieuses nécessités de former des citoyens autonomes et critiques, ancrant l’enseignement de l’histoire dans une perspective résolument civique.
La première question que pose le dossier est celle de la production d’un récit unificateur et, corollairement, celle de l’intégration de mémoires plurielles. L’une des réponses apportées à ce défi consiste à produire et à transmettre une matrice narrative uniforme et verticale, qui tend à étouffer les velléités particularistes, comme ce fut le cas au Maroc à travers les trois générations de manuels scolaires qui ont suivi les réformes de 1970, 1987 et 2002. Mostafa Hassani-Idrissi montre bien à quel point la volonté de transcender les identités particularistes a conduit à forger une image homogène de la communauté nationale, soucieuse de réduire la dichotomie entre arabophones et amazighophones et de réifier le territoire national pour l’abstraire de l’espace des tensions sociales, tout en glorifiant des héros et figures tutélaires qui participent d’un véritable « Panthéon scolaire ». À cette approche verticale se conjugue un emboîtement horizontal des identités, puisque les manuels scolaires marocains, jusque récemment à tout le moins, témoignaient d’une histoire indissociablement liée à celle du Maghreb. Patricia Legris insiste de son côté sur l’uniformité des programmes scolaires français qui, tout en intégrant avec parcimonie les spécificités, ultramarines notamment, entendent ne pas céder aux sirènes localistes et régionalistes afin de garantir l’indivisibilité de la République sur le plan politique et de l’enseignement de l’histoire sur le plan pédagogique, même si l’échelle européenne devient de plus en plus prégnante dans les programmes d’histoire. Mais la production et la transmission d’une histoire cohérente peut devenir une véritable gageure dans des régions frontalières, aux identités culturelles et linguistiques multiples, à l’instar du Trentin Haut-Adige étudié par Émilie Delivré. Dans le Trentin, l’autonomie est bel et bien de mise dans la mesure où l’interprétation des programmes d’histoire est décidée au niveau régional, tandis que dans le Haut-Adige, l’interprétation dépend de la communauté linguistique, puisque trois aires pédagogiques et linguistiques, relevant de trois administrations scolaires sont discernables, une allemande, une italienne et une ladine, proposant chacune un programme d’histoire spécifique et in fine un enseignement linguistiquement cloisonné. Toutefois, la collaboration récente entre chercheurs, enseignants et pédagogues a permis de réfléchir à un enseignement novateur, à la fois en prenant en compte la spécificité frontalière et multilinguistique de la région et en proposant un cadre interprétatif historique commun et réconciliateur, entreprise qui s’est soldée par la rédaction d’un manuel d’histoire du Tyrol commun aux trois groupes linguistiques. Dans ce cadre, les initiatives promouvant l’intégration des minorités anciennes ou récentes par le truchement de l’histoire locale et régionale ainsi que le croisement de plusieurs points de vue historiographiques sont encouragées. La constitution d’un récit intégrateur n’est cependant pas toujours aisée, comme l’atteste le cas de la Russie qui, nonobstant la réaffirmation en 2014 de la nécessité d’une échelle régionale et ethnoculturelle, à travers le « Standard historique et culturel », continue de penser sa généalogie fédérale sur le mode impérial1. Aleksei Killin rappelle la centralité des valeurs de l’orthodoxie et de cet élément de la mythologie nationale qu’est la Russie comme empire, où les relations avec les peuples périphériques ou voisins sont abordées par le prisme conflictuel, et non au travers des interactions et des influences croisées. L’exemple de la Colombie, développé par Sergio Mejía Macía, confirme quant à lui la difficulté d’impulser un enseignement commun lorsque l’État évite tout système public, universel et obligatoire et promeut la liberté éducative des établissements privés, conférant à l’enseignement de l’histoire une dimension particulièrement hétéroclite et fragmentaire.
Ce recueil explore également les intimes relations qui unissent l’histoire et le politique. Edward Vickers, en analysant de près la question de l’enseignement de l’histoire au Japon, nous rappelle à quel point, depuis 1995 notamment, le révisionnisme nationaliste et les politiques de droite ont tendu moins à favoriser la réflexion critique par l’étude de l’histoire qu’à projeter une image positive du pays, amnésique des massacres de l’armée japonaise en Asie, de l’unité 731 ou de l’utilisation des « femmes de réconfort »2. Le choix des manuels scolaires incombe aux autorités préfectorales, et même si la Société japonaise de réforme des manuels d’histoire et diverses associations de droite ont exercé en 2001 des pressions pour que les conseils chargés de l’éducation choisissent eux-mêmes le contenu des manuels, il s’avère que les membres de ces conseils sont nommés par les maires puis approuvés par les autorités locales. Depuis 2012, le gouvernement d’Abe utilise les leviers nécessaires pour minorer les crimes de l’armée japonaise dans les manuels et, parallèlement, mettre l’emphase sur le statut de victimes des nippons ainsi que sur l’héroïsme japonais. Néanmoins, ces diverses pressions n’émanent pas simplement d’en haut et doivent composer avec des revendications de la société civile et d’associations qui partagent cette volonté de dissimuler des sujets encore largement tabous au Japon. Bien que les immixtions du politique conjuguées à un « passé qui ne passe pas » – pour reprendre l’expression d’Henry Rousso – ne soient pas la norme, il apparaît au fil de ce recueil que l’histoire endosse quasiment partout des fonctions éthiques et civiques. Au Vietnam, examiné par Hoang Tanh Tu, il s’agit non seulement d’acquérir les connaissances élémentaires sur l’histoire nationale et mondiale, mais d’éduquer au patriotisme et aux traditions du pays. En Allemagne, comme le prouvent Rainer Bendick et Étienne François, en dépit d’une très grande diversité de programmes selon les Länder, l’enseignement de l’histoire, à la croisée de l’instruction civique, politique et éthique, comporte une dimension normative omniprésente puisque l’élève doit acquérir non seulement des compétences ciblées, mais apprendre à élaborer un jugement autonome à partir d’exercices pratiques et de jeux de rôle. Au Canada enfin, si la conscience historique n’est pas aussi forte qu’en Europe, l’histoire joue un rôle majeur dans l’éducation à la citoyenneté, comme l’indiquent Penney Clark et Louis Le Vasseur.
L’un des grands mérites de ce numéro de la Revue internationale d’éducation est de nous rappeler à quel point la transmission de la discipline historique est inséparable des enjeux mémoriels et des demandes de la société. En Afrique du sud, la fin de l’apartheid a eu un effet particulièrement ambivalent sur l’enseignement de l’histoire. D’une part, la discipline historique s’est avérée fondamentale dans la formation démocratique des jeunes générations de la période post-apartheid et d’autre part, la transition éducative a été entravée par un manque de consensus sur les nouvelles politiques à mener, par une confusion administrative ainsi que par une faible représentation des spécialistes de l’enseignement de l’histoire dans l’élaboration des programmes, ce qui a conduit à marginaliser l’’histoire dans un contexte mémoriel douloureux. Bill et Leah Nasson nous indiquent à ce titre que l’on a préféré répondre aux nécessités de l’économie de marché ainsi qu’aux exigences de l’avenir, au détriment d’un passé fracturé. Bien que le South African History Project, impulsé par Kader Asmal, et le « Réseau d’histoire nationale » aient entrepris d’améliorer substantiellement l’apprentissage de l’histoire et d’étendre les supports pédagogiques et les ressources, force est de constater qu’après 2005, l’histoire s’est sédimentée et a été réduite à un ensemble de compétences quantifiables à acquérir, contribuant à une forme d’amnésie collective et à une régression des connaissances historiques. À l’inverse, les urgences du devoir de mémoire conjuguées à la reconnaissance de la responsabilité de l’État français dans certains épisodes historiques, comme la rafle du Vélodrome d’Hiver, ont accentué les débats sur les complexes relations qu’entretiennent mémoire et histoire, d’autant plus que les craintes de voir promulguée une histoire officielle par les lois mémorielles ont agité la communauté enseignante.
Enfin, l’attention portée aux frontières – mouvantes – de la discipline historique constitue l’un des indéniables apports de ces contributions. Ainsi, au Canada, certaines provinces et certains territoires associent l’histoire et la géographie avec d’autres sciences sociales, tandis qu’en Allemagne l’alliance avec la géographie est très rare, du fait du discrédit dont souffre cette dernière, alors même que tous les enseignants d’histoire sont bivalents. Une question, ébauchée seulement dans l’article consacré au Vietnam, mériterait toutefois d’être davantage explorée : celle du lien entre les décideurs, les autorités, les enseignants et les élèves, dans le cadre d’une sociologie de la réception des programmes scolaires. Le cas vietnamien est d’autant plus instructif qu’il illustre un véritable décalage entre une très forte centralisation des programmes, la tentative d’organiser des activités variées et le désintérêt des élèves vietnamiens pour l’histoire, dans un contexte pédagogique où la mémorisation importe davantage que la compréhension.
Il demeure que ce recueil complet et exhaustif, enrichi d’une fort utile bibliographie commentée, pose autant de questions qu’il n’en résout, tant l’enseignement de l’histoire répond à la diversité des contextes locaux et des enjeux nationaux. Mais là est véritablement la force de cet ensemble d’articles : nous montrer que, quelle que soit la diversité des situations et la polyphonie des enseignements de l’histoire, prédomine la sempiternelle interrogation sur la place de l’histoire dans la société.
Notes
1 Le « Standard historique et culturel » est un guide programmatique adopté en 2014 pour l’ensemble de la Fédération de Russie et élaboré par des chercheurs de l’Académie des sciences de Russie. Il propose une histoire plus culturelle et anthropologique, même si l’apprentissage de la geste des grands individus et des biographies de personnages célèbres demeure central.
2 L’Unité 731, officiellement créée pour réaliser des expérimentations bactériologiques visant à prévenir des épidémies, a servi de support pour des expérimentations et vivisections sur des cobayes humains, notamment en Mandchourie dans les années 1930. Les « femmes de réconfort » désignent quant à elles les esclaves sexuelles utilisées par l’armée impériale dans les territoires conquis en Asie, notamment durant la Seconde Guerre mondiale.
[IF]