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Faire apprendre l’histoire: pratiques et fondements d’une didactique de l’enquête en classe secondaire – JADOULLE (DH)
JADOULLE, Jean-Louis. Faire apprendre l’histoire: pratiques et fondements d’une didactique de l’enquête en classe secondaire. Resenha de: NICOD, Michel. Didactica Historica – Revue Suisse pour l’Enseignement de l’Histoire, Neuchâtel, v.2, p.159-160, 2016.
Comment enseigner l’histoire en 2016, avec quelle méthode ? Quelles démarches ? Et sur quels fondements ? Plusieurs chercheurs s’efforcent de répondre à ces questions depuis plus de 25 ans. Un ouvrage remarquable de Jean-Louis Jadoulle met en valeur une synthèse qui couronne ces travaux sur la didactique d’histoire.
Son livre se destine, en premier lieu, aux didacticiens et aux enseignants formateurs, puis aux enseignants en histoire, qui profiteront d’une table des matières développée, d’une écriture soignée au service d’une analyse pointue des différents objets sur lesquels repose, depuis 20 ans, la didactique en histoire.
À cette maîtrise fine de la didactique, Jadoulle ajoute son expérience personnelle en Belgique, tant par son enseignement universitaire, l’édition de deux collections de manuels d’histoire que par des enquêtes menées sur les pratiques enseignantes.
Dès lors, l’ambition de son ouvrage est annoncée dès sa première page ; proposer une « mise au point théorique », brève, puis des « pistes d’action opérationnelles », détaillées, illustrées d’exemples de travaux d’élèves, d’enseignants en formation et de plans d’études. L’auteur y relève la tension existant entre les travaux de recherche et les programmes scolaires. Ces tensions relèvent des questions fondamentales telles que: les attentes sociales face à la matière à enseigner aux élèves ; l’ouverture aux autres cultures, la question de l’identité, celle de la transmission du patrimoine aux jeunes générations…
Pour illustrer ses propos, Jadoulle défend et expose la démarche d’enseignement de l’histoire basé sur l’enquête historique à laquelle l’élève est invité à s’exercer. Ainsi, cette pratique permet à l’élève un réel exercice d’acquisition de compétences. Il devient l’acteur de ses apprentissages, alors même que, selon l’auteur, les pratiques de nombreux enseignants persistent selon le modèle transmissif1.
Pratique dont la subsistance peut être complémentaire au modèle d’une didactique de l’enquête.
Précisons que les attentes de l’auteur envers les enseignants sont élevées:
- Une connaissance affinée des ressources documentaires pour disposer de textes riches, complexes, mais accessibles à la compréhension des élèves.
- Une planification fine quant à l’élaboration des tâches à demander aux élèves leur permettant de développer la compétence visée par l’enseignant.
Pour ce faire, l’auteur structure sa réflexion en trois parties:
- Dans la première, il définit les objets de l’histoire enseignée tels que l’identification des acteurs, les causes et les conséquences des faits historiques…
- Dans la seconde, la plus développée, il détaille les objets et les étapes nécessaires pour l’élaboration d’une séquence d’histoire. Il insiste sur la mise en place de la phase de démarrage de la séquence, sur la place des concepts, sur la temporalité, sur les compétences, et finalement sur l’évaluation. Dès lors, l’évaluation des compétences de l’élève doit être le corollaire de la démarche d’enquête suivie pendant les cours.
En effet, l’auteur accorde une large place à la notion de compétence – 70 pages sur 400 – dans lesquelles il défend une optique « situationnelle ». Il propose ainsi de concevoir une « famille de situations » aux caractéristiques semblables dans lesquelles la compétence de l’élève peut s’exercer. Le choix de cette « famille de situations » permet aux enseignants des évaluations comparables des compétences des élèves. Or, cette pratique pourrait restreindre, en soi, la liberté des enseignants et susciter leurs réserves.
- Et finalement, la troisième partie est consacrée aux finalités, aux fondements épistémologiques et éducatifs de l’enseignement de l’histoire où la « didactique de l’enquête » trouve sa justification dans la démarche des historiens. L’auteur s’appuie ici sur les travaux des historiens, notamment P. Veyne, M. Certeau, H.-I. Marrou et A. Prost.
L’ouvrage remarquable de Jadoulle se distingue par sa qualité d’analyse des sujets abordés, n’esquivant aucun des débats et des difficultés soulevés par la tension existante entre les chercheurs, les enseignants et les attentes de la société. Simples d’accès pour le lecteur et structurés dans leur déroulement, les chapitres comportent de nombreux schémas, extraits de plans d’études, et travaux d’élèves ou préparations des leçons par les enseignants. Par ailleurs, de nombreuses synthèses avec présentations des controverses ponctuent les chapitres et éveillent le plaisir du lecteur.
Jadoulle invite son lecteur à partager le fruit de ses réflexions par une pensée aiguisée, colorée de rencontres à l’occasion d’enquêtes menées et d’échanges riches avec les enseignants, en ayant le souci d’outiller les élèves et les enseignants face aux attentes actuelles et futures de notre société.
[NotaS]1 Modèle « transmissif » signifie que l’élève reçoit passivement le savoir émis par l’enseignant.174 | Didactica Historica 2 / 2016
Jean-Louis Jadoulle – Professeur à l’Université de Liège, est directeur de plusieurs collections de manuels scolaires d’histoire et auteur de nombreux articles en didactique de l’histoire.
[IF]La carte perdue de John Selden: sur la route des épices en mer de Chine – BROOK (DH)
BROOK, Timothy. La carte perdue de John Selden: sur la route des épices en mer de Chine (1). Paris: Payot & Rivages, 2015, 295p. Resenha de: NICOD, Michel. Didactica Historica – Revue Suisse pour l’Enseignement de l’Histoire, Neuchâtel, v.2, p.177-178, 2016.
Comment rédiger un ouvrage d’histoire à partir d’une carte du Sud-Est asiatique et de la Chine ? Pour l’enseignant qui le lirait, comment, se basant sur cet ouvrage, élaborer une séquence pour ses élèves ; à savoir faire étudier le trafic commercial au xviie siècle dans la région du monde qui connaît l’essor le plus florissant du commerce maritime.
Timothy Brook est sinologue. Plusieurs de ses travaux ont été consacrés à la Chine des Ming au xviie siècle, et à ses relations avec l’Europe. Son ouvrage précédent, Le Chapeau de Vermeer2, se place dans le courant de l’histoire connectée.
Dès lors, dans La Carte perdue de John Selden, nous nous intéressons aux tentatives des Européens, et ici des Anglais, de nouer des relations commerciales avec la Chine au xviie siècle. Quelles sont les difficultés rencontrées par les Européens dans cette entreprise ?
Le dernier ouvrage de Timothy Brook répond à ces questions. Il se place parmi de nombreuses publications d’historiens qui, depuis 20 ans, étudient les relations entre l’Europe, l’Asie et la Chine. Alors que bien des études mettent en relief l’isolement de la Chine, Brook nuance cette vision. Ainsi, du xve au xviiie siècle, la Chine est considérée comme l’un des pays les plus avancés du monde. Son artisanat, son administration, son imprimerie, son économie font d’elle l’un des pays les plus riches. Ses exportations, même faibles, participent au commerce international et satisfont les consommateurs européens3.
Or, le gouvernement impérial n’encourage pas le commerce maritime, car il s’estime menacé et concentre ses forces pour garder sa frontière nord. Par ailleurs, le gouvernement de l’empereur ne porte pas d’intérêt à l’ouverture de la Chine vers le monde extérieur. Mais les aléas climatiques et les menaces sur la Grande muraille fragilisent4 le pouvoir impérial qui, finalement, cède place à une nouvelle dynastie.
Ainsi, le pays ne se maintient pas constamment dans cet isolement immuable que nous lui prêtons. Dès lors, des commerçants chinois se mettent à voyager et s’établissent en Asie du Sud-Est, notamment à Java. Ils vendent et achètent des articles en porcelaine et des épices.
Dans cette région, à Bantam, vers 1608, une carte a sans doute été fabriquée, puis acquise par un capitaine anglais faisant du commerce avec le Japon. Brook nous précise qu’il s’agit d’une carte, unique, remarquablement précise sur laquelle sont tracées les principales voies de navigation empruntées par les marchands chinois. Les inscriptions de la carte, en chinois, désignent les villes et pays avec lesquels les Chinois commerçaient. Il est dit que ces inscriptions sont la transcription phonétique des mots d’origine espagnole, japonaise et chinoise d’où la maîtrise nécessaire pour accéder à leur compréhension.
En 2008, cette carte a été découverte dans la bibliothèque Bodléienne en Angleterre où John Selden, juriste et humaniste, l’avait déposée en 1654. Les historiens spécialistes de cette époque ont organisé un colloque, suivi par la publication d’un article de Robert Batchelor5, puis de l’ouvrage de Timothy Brook.
Dans son ouvrage, Timothy Brook étudie cette carte et le monde dans lequel elle a été produite. L’ouvrage contient trois parties:
Une présentation de l’Angleterre des derniers rois Stuarts où les premiers érudits tentent d’apprendre le chinois et certains annotent la carte. Les débats des humanistes au sujet du droit d’accès à la navigation figurent dans cette partie.
Les premiers efforts infructueux de l’EIC (Compagnie anglaise des Indes orientales) pour nouer des contacts commerciaux avec la Chine depuis le comptoir qu’elle avait établi au Japon. La concurrence hollandaise, les difficultés de la navigation, la malchance la poussent à renoncer à ses efforts après 10 ans.
Une étude minutieuse de la carte permet de comprendre la vision géographique du monde de son auteur: à savoir, la description de l’Asie du Sud-Est en sus de celle de la Chine. En effet, contrairement aux cartes chinoises de cette époque, cette carte se distingue par le fait que la Chine n’y occupe pas une place centrale.
Pour rédiger ce livre, sa maîtrise hors pair du chinois permet à Timothy Brook d’employer deux ouvrages chinois de la même époque pour déchiffrer les inscriptions de la carte. Les moyens techniques dont disposaient les navigateurs chinois et européens, les représentations que Chinois et Européens se faisaient du territoire chinois sont parmi les points mis en valeur dans ce livre.
Brook nous rappelle qu’au xviie siècle, l’économie chinoise est la plus importante du monde. Ses navires sont aussi performants que les navires européens, et elle occupe une place centrale dans le monde marchand. Rappelons que les routes maritimes en Asie suivies par les commerçants européens ont été ouvertes par les Asiatiques.
Ainsi, l’ouvrage de Timothy Brook est une prouesse d’érudition, où le lecteur se perdra parfois dans la très riche onomastique. Cet ouvrage précieux et riche pour le public déjà initié à ce domaine reste une découverte pour le lecteur peu familiarisé avec cette période: à mi-chemin entre les grandes découvertes et la colonisation européenne du xixe siècle.
[Notas]1 Brook Timothy. La carte perdue de John Selden: sur la route des épices en mer de Chine. Paris: Payot & Rivages, 2015, 295p.
2 Brook Timothy, Le Chapeau de Vermeer, le xviie siècle à l’aube de la mondialisation, Paris: Payot, 2010.
3 Voir Trentmann Frank, How We Became a World of Consumers, from the Fifteenth Century to the Twenty-First, Allen Lane Hb, 2016.
4 Voir Brook Timothy, Sous l’oeil des dragons, Paris: Payot, 2012, p. 73-74.
5 Batchelord Robert (2013): « The Selden Map Rediscovered: A Chinese Map of East Asian Shipping Routes, c.1619 », in Imago Mundi: The International Journal for the History of Cartography, 65 (2013);1, p. 37-63.
Michel Nicod – EPS Roche-Combe Nyon.
[IF]Technocritiques – JARRIGE (DH)
JARRIGE, François. Technocritiques.(1) Paris: La Découverte, 2016. Resenha de: NICOD, Michel. Didactica Historica – Revue Suisse pour l’Enseignement de l’Histoire, Neuchâtel, v.2, p.159-160, 2016.
De nos jours, alors que les moyens de communication de l’information ainsi que la rapidité assurée par la multitude des voies de transport d’objets et de matières transforment le monde, les techniques sont soit déifiées, soit violemment critiquées. Des pesticides aux OGM, du « tout automobile » aux services à la personne assurés par un robot, l’évolution des techniques et leur présence dans notre quotidien nous interpellent.
Comment aborder les techniques2 dans le cours d’histoire donné par l’enseignant ? Quelle place donner à cette thématique dans l’enseignement de l’histoire pour quels débats à soulever ? Où trouver les sources et les textes ? Quel découpage des périodes historiques adopter ? Et quelle place donner au monde non européen ?
Voici quelques réflexions suscitées par la lecture de l’ouvrage Technocritiques de François Jarrige. Un livre qui couronne sept années des travaux que l’historien a consacré aux luttes et contestations ayant accompagné le développement de l’âge industriel depuis sa thèse éditée en 2007.
Son ouvrage, construit en trois grandes parties, suit une perspective chronologique où l’auteur décrit l’alternance d’époques de critiques ou de vénération du progrès technique. La lecture débute par une partie consacrée au refus des premières innovations technologiques au nom de la défense du savoir artisanal, des risques encourus et de l’accroissement de la pauvreté.
Une seconde partie est consacrée aux années 1780 – 1840, et retrace l’infléchissement des débats. Il n’est plus possible de s’opposer aux nouvelles technologies qui apparaissent dans tous les espaces sociaux. Le progrès technique étant accepté, les discours portent, dorénavant, sur la place et le contrôle des machines. Tous les esprits s’y convertissent, dans toutes les familles politiques, jusqu’à l’Église3.
L’auteur nous invite, dans la 3e et dernière étape de notre lecture, à découvrir la résurgence d’une pensée critique qui, après 1945, nous mène aux débats contemporains sur le contrôle des nouvelles technologies.
François Jarrige réalise, tout le long de son ouvrage, une synthèse minutieuse des débats qui ont accompagné l’industrialisation de l’Europe, à travers laquelle il redonne voix aux « vaincus de l’histoire » et décrit la pluralité des discours et les alternatives, maintenant oubliées, qui ont accompagné chaque phase de l’industrialisation. Durant chacune de ces phases, les critiques ont proposé d’infléchir le « progrès » en y introduisant des visions plus égalitaires. Ces dernières ont influencé le cours de l’histoire et ont induit des politiques plus respectueuses de la sécurité et du confort de la population.
Dès lors, une histoire du progrès technique ne saurait se passer d’une histoire des critiques de ces mêmes progrès techniques ; à savoir une inquiétude constante qui accompagne le développement du machinisme et l’envahissement des sociétés humaines par des machines toujours plus complexes.
L’auteur montre que, si des alternatives ont été proposées dans le passé, d’autres sont encore possibles aujourd’hui, non pas pour renoncer à l’innovation technique, mais pour discuter de sa place. Il s’efforce de désacraliser l’analyse des techniques et de les replacer dans l’histoire comme lieu de rapports sociaux inégaux, notamment entre patrons et ouvriers4. François Jarrige sait qu’il expose une analyse qui dénote, dans un monde « façonné par l’innovation »5. Il met en cause le progrès technique ou du moins l’interroge lorsqu’il dénonce la « course à l’abîme du fatalisme technologique ».
La réflexion proposée par l’ouvrage s’inscrit dans une lignée de travaux qui, depuis un siècle, interrogent notre rapport aux techniques6. L’auteur se
réfère abondamment aux travaux de ses prédécesseurs pour mettre en cause une vision univoque des techniques comme apportant le bien-être aux sociétés humaines.
Il propose un parcours dans le temps, étape par étape: de 1800 aux réflexions les plus récentes, il retrace les débats suscités par le développement des techniques. L’enseignant y trouvera de nombreuses citations et références qui enrichiront son travail au quotidien, ainsi que l’analyse des discours et débats depuis 1800.
Cependant, l’approche chronologique choisie par l’auteur ne met pas en évidence les facteurs constants qui ont accompagné ces débats: les enjeux de pouvoir, la crainte de la paupérisation, les atteintes à la nature, la critique sociale.
Ainsi, à travers des périodes, des régions, des outils et leurs divers moyens de diffusion, François Jarrige nous fait voyager sur deux siècles. Au xxie siècle, nous vivons dans un espace mondial fortement unifié par les moyens de communication où la diffusion des innovations se fait instantanément en traversant l’espace et le temps. Pourtant, le débat persiste sur les dangers d’adopter des innovations dont la place dans nos sociétés n’a pas été négociée entre les acteurs sociaux, et dont les effets n’ont pas toujours été mesurés.
Ainsi, ne pas avoir son smartphone à portée de main peut–il entraîner une perte de concentration, des troubles dus à l’anxiété ? Et disposer d’un smartphone nuit-il à la vie en société ? La présence, le refus ou l’acceptation des techniques dans notre quotidien nous divisent autant qu’ils nous fédèrent.
[Notas]1. Paris: La Découverte, 2016
2 Par « technique », nous reprenons la définition qu’en donne Didier Gazagnadou, « un acte efficace sur la matière, sur un milieu ou sur le corps, avec la médiation du corps humain, des instruments, des outils et des machines », voir Gazagnadou Didier, La diffusion des techniques et des cultures: essai, Paris: Kimé, 2008, p. 39.
3 Jarrige François, Technocritiques, p. 125-126.160 | Didactica Historica 3 / 2017
4 Jarrige François, Technocritiques, p. 155 « mettre les machines au service du prolétariat ».
5 Jarrige François, Technocritiques, p. 352, 355.
6 Voir les travaux que Lewis Mumford, François Gilles et plus récemment Didier Gazagnadou, Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz ont consacré à l’histoire des techniques.
Michel Nicod – Établissement primaire et secondaire Roche-Combe Nyon.
[IF]L’histoire, pour quoi faire? – GRUZINSKI (DH)
GRUZINSKI, Serge. L’histoire, pour quoi faire? Paris: Fayard, 2015, 300p. Resenha de: NICOD, Michel. Didactica Historica – Revue Suisse pour l’Enseignement de l’Histoire, Neuchâtel, v.1, p.203-204, 2015.
Comment et avec quelles précautions enseigner l’histoire de la première mondialisation du xvie siècle? Cet ouvrage montre que, parmi les modes de représentation du passé, le recours à l’histoire est particulièrement adéquat pour élaborer une démarche critique, surtout lorsqu’il s’accompagne de l’utilisation de supports iconiques, tels le cinéma ou le jeu vidéo. Ces supports, en effet, facilitent en classe le travail de distanciation face aux conceptions spontanées.1 L’histoire, pour quoi faire? est l’aboutissement de vingt années de recherches menées par l’historien français Serge Gruzinski. Celui-ci y reprend ses thèmes favoris: la conquête de l’Amérique du Sud et du Mexique par les Portugais et les Espagnols au xvie siècle, le métissage et la rencontre des cultures qui s’ensuit, le rôle et la place de l’image en histoire.
L’auteur plaide pour une étude des regards que colonisateurs et colonisés se sont mutuellement jetés. Il nous entraîne à scruter de l’extérieur notre propre histoire, pour voir comment l’Europe s’est emparée du monde, non seulement avec les armes mais aussi avec ses représentations, ses cartes, sa géographie.
Dans les premiers chapitres, le livre nous invite à une analyse fine des modes de représentation du passé, des cérémonies d’ouverture des Jeux olympiques aux jeux vidéo, des feuilletons télévisuels aux superproductions des cinémas chinois ou américains, qui ont tous bien davantage d’audience que les historiens. L’auteur s’interroge sur le message véhiculé par ces superproductions qui mettent en scène des époques et des lieux différents. Or leurs reconstitutions stéréotypées n’apportent que rarement une réflexion critique. Il en est de même des jeux vidéo qui n’ont rien d’innocent.
Ils mettent trop souvent en scène des idéologies conservatrices exaltant le goût du pouvoir, l’opposition des barbares aux civilisés. Loin d’être des supports de cours idéaux, ils se prêtent néanmoins à une analyse critique.
Ainsi, l’ouvrage met en lumière les nombreux supports qui existent parallèlement aux récits des historiens. En le parcourant, le lecteur prend conscience du décentrement nécessaire à l’étude des sociétés, de l’importance de décloisonner, puis de reconnecter les différents domaines historiques.
L’auteur montre que c’est à partir du local, en l’occurrence de l’étude de l’Amazonie, que pourra s’étudier la globalisation. Cette dernière est au coeur du livre, où le présent se fait l’écho du passé: aujourd’hui au Brésil, par exemple, le trafic de DVD piratés a remplacé le trafic de produits tropicaux du xvie siècle.
En résumé, Serge Gruzinski met en relief la nécessité de poser d’autres questions, de chausser d’autres lunettes pour envisager le passé comme le futur. Selon lui, notre vision du monde est décalée par rapport aux questions actuelles, car les sociétés se mélangent: l’ailleurs est venu en Europe, tandis que celle-ci s’est étendue au monde. Ainsi, une culture de l’entre-deux, mélangée, fragile mais nécessaire, est apparue, celle des métis, passeurs de culture. Le livre en fait l’éloge tout en montrant sa fragilité.
Serge Gruzinski nous interpelle et nous bouscule par les rapprochements qu’il opère entre le xvie siècle et l’époque inquiète que nous vivons.
Son livre est une bonne introduction à ses recherches antérieures et à l’histoire des mentalités.
Il offre une réflexion enrichissante sur notre temps.
Son questionnement nourrit les réflexions de ses lecteurs en les invitant à se demander si nous ne construisons pas des passés afin de construire du sens, des repères pour affronter les « incertitudes du présent ».
Né en 1949, l’historien français Serge Gruzinski, directeur d’études à l’EHESS de Paris, enseigne l’histoire en France, aux États-Unis et au Brésil.
Il a notamment publié La pensee metisse, Paris: Fayard, 1999 ; Les quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris: La Martinière, 2004 ; L’aigle et le dragon, Paris: Fayard, 2012.
Michel Nicod
[IF]