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La carte perdue de John Selden: sur la route des épices en mer de Chine – BROOK (DH)
BROOK, Timothy. La carte perdue de John Selden: sur la route des épices en mer de Chine (1). Paris: Payot & Rivages, 2015, 295p. Resenha de: NICOD, Michel. Didactica Historica – Revue Suisse pour l’Enseignement de l’Histoire, Neuchâtel, v.2, p.177-178, 2016.
Comment rédiger un ouvrage d’histoire à partir d’une carte du Sud-Est asiatique et de la Chine ? Pour l’enseignant qui le lirait, comment, se basant sur cet ouvrage, élaborer une séquence pour ses élèves ; à savoir faire étudier le trafic commercial au xviie siècle dans la région du monde qui connaît l’essor le plus florissant du commerce maritime.
Timothy Brook est sinologue. Plusieurs de ses travaux ont été consacrés à la Chine des Ming au xviie siècle, et à ses relations avec l’Europe. Son ouvrage précédent, Le Chapeau de Vermeer2, se place dans le courant de l’histoire connectée.
Dès lors, dans La Carte perdue de John Selden, nous nous intéressons aux tentatives des Européens, et ici des Anglais, de nouer des relations commerciales avec la Chine au xviie siècle. Quelles sont les difficultés rencontrées par les Européens dans cette entreprise ?
Le dernier ouvrage de Timothy Brook répond à ces questions. Il se place parmi de nombreuses publications d’historiens qui, depuis 20 ans, étudient les relations entre l’Europe, l’Asie et la Chine. Alors que bien des études mettent en relief l’isolement de la Chine, Brook nuance cette vision. Ainsi, du xve au xviiie siècle, la Chine est considérée comme l’un des pays les plus avancés du monde. Son artisanat, son administration, son imprimerie, son économie font d’elle l’un des pays les plus riches. Ses exportations, même faibles, participent au commerce international et satisfont les consommateurs européens3.
Or, le gouvernement impérial n’encourage pas le commerce maritime, car il s’estime menacé et concentre ses forces pour garder sa frontière nord. Par ailleurs, le gouvernement de l’empereur ne porte pas d’intérêt à l’ouverture de la Chine vers le monde extérieur. Mais les aléas climatiques et les menaces sur la Grande muraille fragilisent4 le pouvoir impérial qui, finalement, cède place à une nouvelle dynastie.
Ainsi, le pays ne se maintient pas constamment dans cet isolement immuable que nous lui prêtons. Dès lors, des commerçants chinois se mettent à voyager et s’établissent en Asie du Sud-Est, notamment à Java. Ils vendent et achètent des articles en porcelaine et des épices.
Dans cette région, à Bantam, vers 1608, une carte a sans doute été fabriquée, puis acquise par un capitaine anglais faisant du commerce avec le Japon. Brook nous précise qu’il s’agit d’une carte, unique, remarquablement précise sur laquelle sont tracées les principales voies de navigation empruntées par les marchands chinois. Les inscriptions de la carte, en chinois, désignent les villes et pays avec lesquels les Chinois commerçaient. Il est dit que ces inscriptions sont la transcription phonétique des mots d’origine espagnole, japonaise et chinoise d’où la maîtrise nécessaire pour accéder à leur compréhension.
En 2008, cette carte a été découverte dans la bibliothèque Bodléienne en Angleterre où John Selden, juriste et humaniste, l’avait déposée en 1654. Les historiens spécialistes de cette époque ont organisé un colloque, suivi par la publication d’un article de Robert Batchelor5, puis de l’ouvrage de Timothy Brook.
Dans son ouvrage, Timothy Brook étudie cette carte et le monde dans lequel elle a été produite. L’ouvrage contient trois parties:
Une présentation de l’Angleterre des derniers rois Stuarts où les premiers érudits tentent d’apprendre le chinois et certains annotent la carte. Les débats des humanistes au sujet du droit d’accès à la navigation figurent dans cette partie.
Les premiers efforts infructueux de l’EIC (Compagnie anglaise des Indes orientales) pour nouer des contacts commerciaux avec la Chine depuis le comptoir qu’elle avait établi au Japon. La concurrence hollandaise, les difficultés de la navigation, la malchance la poussent à renoncer à ses efforts après 10 ans.
Une étude minutieuse de la carte permet de comprendre la vision géographique du monde de son auteur: à savoir, la description de l’Asie du Sud-Est en sus de celle de la Chine. En effet, contrairement aux cartes chinoises de cette époque, cette carte se distingue par le fait que la Chine n’y occupe pas une place centrale.
Pour rédiger ce livre, sa maîtrise hors pair du chinois permet à Timothy Brook d’employer deux ouvrages chinois de la même époque pour déchiffrer les inscriptions de la carte. Les moyens techniques dont disposaient les navigateurs chinois et européens, les représentations que Chinois et Européens se faisaient du territoire chinois sont parmi les points mis en valeur dans ce livre.
Brook nous rappelle qu’au xviie siècle, l’économie chinoise est la plus importante du monde. Ses navires sont aussi performants que les navires européens, et elle occupe une place centrale dans le monde marchand. Rappelons que les routes maritimes en Asie suivies par les commerçants européens ont été ouvertes par les Asiatiques.
Ainsi, l’ouvrage de Timothy Brook est une prouesse d’érudition, où le lecteur se perdra parfois dans la très riche onomastique. Cet ouvrage précieux et riche pour le public déjà initié à ce domaine reste une découverte pour le lecteur peu familiarisé avec cette période: à mi-chemin entre les grandes découvertes et la colonisation européenne du xixe siècle.
[Notas]1 Brook Timothy. La carte perdue de John Selden: sur la route des épices en mer de Chine. Paris: Payot & Rivages, 2015, 295p.
2 Brook Timothy, Le Chapeau de Vermeer, le xviie siècle à l’aube de la mondialisation, Paris: Payot, 2010.
3 Voir Trentmann Frank, How We Became a World of Consumers, from the Fifteenth Century to the Twenty-First, Allen Lane Hb, 2016.
4 Voir Brook Timothy, Sous l’oeil des dragons, Paris: Payot, 2012, p. 73-74.
5 Batchelord Robert (2013): « The Selden Map Rediscovered: A Chinese Map of East Asian Shipping Routes, c.1619 », in Imago Mundi: The International Journal for the History of Cartography, 65 (2013);1, p. 37-63.
Michel Nicod – EPS Roche-Combe Nyon.
[IF]