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Ce que peut l’histoire. Leçon inaugurale au Collège de France – 17 décembre 2015 | Patrick Boucheron
Patrick Boucheron, spécialiste du Moyen Âge et de la Renaissance, plus particulièrement en Italie, a été nommé à la chaire d’Histoire des pouvoirs en Europe occidentale, xiiie-xvie siècle, comme professeur titulaire au Collège de France depuis la rentrée 2015, avec une leçon inaugurale intitulée « Ce que peut l’histoire ». Pour les enseignants d’histoire et leurs élèves, c’est l’exemple d’un historien savant qui met à leur disposition une Histoire-Monde bousculant les périodisations et les approches entendues, pour une meilleure intelligibilité du présent par le recours aux ressources du passé.
Dans les années 1330, la Commune de Sienne est mise en péril par la « seigneurie », ce pouvoir personnel qui subvertit les principes républicains de la cité. Comment contrarier la tyrannie, asphyxier le foyer de la guerre et réapprendre l’art de vivre ensemble ? La commune politique doit convaincre: le meilleur gouvernement n’est pas la sagesse des préceptes qui l’inspirent, mais ses fruits concrets, tangibles pour chacun. Ces aspects étudiés dans un ouvrage paru en 2013 emblématisent la position de l’intellectuel1.
Une leçon inaugurale est un exercice convenu, avec ses passages obligés. Mais cela ne suffit pas au chercheur, à l’expression bien choisie. Il convertit le moment en credo: l’Histoire ne doit pas se contenter de relater la manière dont les pouvoirs se sont ancrés (les rois, la formation des États), mais aussi – et surtout – évoquer les tentatives expérimentales d’une autre organisation de la cité, même si elles ont échoué. Ces « expérimentations politiques », fourmillantes dans l’Italie des Trecento et Quattrocento, l’historien s’y montre attentif. Elles lui disent d’autres mondes possibles: « Ce que peut l’histoire, c’est aussi de faire droit aux futurs non advenus, à ses potentialités inabouties. »
Après les attentats qui ont choqué la France, Patrick Boucheron s’exprime en citoyen. Dans un engagement renouvelé, il convie à la vigilance contre de funestes usages civiques, transformés en artillerie politique inhumaine ou en appareil de répression. Il reprend une pensée centrale dans consacré à Sienne: « Avoir peur, c’est se préparer à obéir. »
Que peut l’histoire pour aujourd’hui ? L’interrogation l’habite. Le professeur cite Michel Foucault, avivant sa « mise en alerte toujours brûlante qui permet de se prémunir contre la violence du dire, de ne pas se laisser griser par sa puissance injuste », mais aussi Victor Hugo et sa foi dans la chose publique: « Tenter, braver, persister, persévérer, être fidèle à soi-même, prendre corps-à-corps le destin, étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait, tantôt affronter la puissance injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir tête, voilà l’exemple dont les peuples ont besoin et la lumière qui les électrise. » Rien n’est plus mortifère que de réduire l’Histoire à une machine à confectionner des démonstrations de désespoir. « Comment se résoudre à un devenir sans surprise, à une histoire où plus rien ne peut survenir à l’horizon, sinon la menace d’une continuation ? Ce qui surviendra, nul ne le sait. »
Son ambition ? Rendre le passé habitable, replacer l’histoire dans le débat intellectuel, la rendre tonique, réconcilier érudition et imagination, opposer une histoire sans fin aux chroniqueurs de la fin de l’Histoire, bousculer les divisions temporelles (« Une période est un temps que l’on se donne »), réorienter les sciences sociales, et surtout rafraîchir les problématiques du passé en les mettant en résonance avec celles du présent.
Pour Boucheron, la Renaissance n’est qu’un épisode dans une séquence plus ample: il observe les continuités entre les xiiie et xvie siècles. Adoptant le point de vue de l’histoire globale, il avait repéré dans le xve siècle une invention du monde2. De Tamerlan à Magellan, des steppes de l’Asie jusqu’à la saisie de l’Amérique en 1492, s’est accomplie une première mondialisation. Mais la geste de Christophe Colomb est tout sauf une aventure fortuite: elle est précédée, rendue probable et pensable, par une dynamique globale et séculaire d’interconnexion des espaces, des temps et des savoirs. Elle ne se laisse en rien délimiter par ce que l’on baptisera l’occidentalisation du monde: les commerçants de l’océan Indien, les marins de l’amiral Zheng He partis du fleuve Bleu, mais aussi les envahisseurs turcs, ont un plein rôle dans cette geste des devenirs possibles du monde, où rien n’est encore inscrit.
Militant, il convie à revisiter ses certitudes, son confort intellectuel, prétendant rechercher les moyens de « réconcilier en un nouveau réalisme méthodologique l’érudition et l’imagination. L’érudition car elle représente cette forme de prévenance dans le savoir qui permet de faire front à l’entreprise pernicieuse de tout pouvoir injuste consistant à liquider le réel au nom des réalités. L’imagination, car elle est une forme de l’hospitalité et nous permet d’accueillir ce qui dans le sentiment du présent aiguise un appétit d’altérité ». En cette période où le dialogue interculturel est en terrain défavorable, le propos doit être souligné. Et l’historien, revendiquant son statut de pédagogue, d’affirmer qu’il « faut se donner la peine d’enseigner […] pour convaincre les jeunes qu’ils n’arrivent jamais trop tard. Ainsi, travaillera-t-on à demeurer redevable à la jeunesse ».
[Notas]1 Boucheron Patrick, Conjurer la peur. Sienne, 1338: essai sur la force politique des images, Paris: Seuil, 2013, 285 p.176 | Didactica Historica 2 / 2016 le livre
2 Boucheron Patrick (dir.), Histoire du monde au xve siècle, Paris: Fayard, 2009, 892 p.
(*) Voir: Truong Nicolas, « Ce que peut l’histoire », extraits de la Leçon inaugurale de Patrick Boucheron au Collège de France, in Le Monde, 02-04.01.2016.
Postface des extraits du Monde: prononcée le 17 décembre 2015, la Leçon inaugurale de Patrick Boucheron est téléchargeable en format audio et vidéo sur le site du Collège de France (http:// college-de-france.fr). Elle sera publiée sous forme numérique sur OpenEdition Books (http://books. openedition.org/cdf/156) et sous forme imprimée (coédition Collège de France/Fayard) au printemps 2016.
Pierre Jaquet – Gymnase de Nyon.
BOUCHERON, Patrick. Ce que peut l’histoire. Leçon inaugurale au Collège de France – 17 décembre 2015.* Resenha de: JAQUET, Pierre. Didactica Historica – Revue Suisse pour l’Enseignement de l’Histoire, Neuchâtel, v.2, p.175-176, 2016. Acessar publicação original
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