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Paroles de témoins, paroles d’élèves. La mémoire et l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, de l’espace public au monde scolaire – NADINE (DH)
NADINE, Fink. Paroles de témoins, paroles d’élèves. La mémoire et l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, de l’espace public au monde scolaire. Berne: Peter Lang, 2014, 266p. Resenha de: BUGNARD, Pierre-Philippe. Didactica Historica – Revue Suisse pour l’Enseignement de l’Histoire, Neuchâtel, v.1, p.199-200, 2015.
Dans l’opération que tout un chacun tente irrémédiablement, au moins à partir de son école, pour comprendre son passé et celui des civilisations, les postures emblématiques de l’historien et du témoin sont tour à tour convoquées ou repoussées. Et c’est donc à une forme de tragédie cornélienne que l’on assiste dans ce livre: qui l’emportera du témoin qui a vu ou de l’historien qui a lu? Le drame s’incarne dans un scénario que l’on ne peut plus lâcher dès qu’on a commencé à en suivre la trame. L’auteure pris soin de l’attacher à un lieu, la Suisse, et à un temps, la Seconde Guerre mondiale. Cette période rend cruciale la question de savoir ce qui est le plus recommandable: le témoignage d’un contemporain ayant vécu les événements ou l’analyse d’un historien illustrant la même époque à partir d’archives? À propos, comment procédaient les créateurs de l’histoire dans l’Antiquité? C’est sur un rappel fondamental que le livre attire d’abord l’attention: la discipline est née comme une science sociale avec Hérodote, à partir d’un premier rapport d’enquête (historia, en grec) fondé sur des témoignages… Or c’est justement la démarche avec laquelle il semble que l’on ait renoué, dès lors que les technologies ont permis d’enregistrer les témoignages tardifs de ceux qui ont vécu une histoire ignorée de la dernière génération (non sans se targuer, parfois, d’être des dépositaires incontestables de cette histoire, dès lors qu’on dispose du récit des ultimes témoins vivants du passé !). Les historiens ont donc dû faire des concessions à leurs certitudes positivistes, forgées sur l’enclume des sources écrites qu’ils tiennent souvent, eux aussi, pour parole d’évangile, ou comme discours fabriqué dès le moment où la discipline se constitue en palliatif à la disparition des témoins directs: c’est par exemple la démarche adoptée par Michelet pour aborder la Révolution. Toute cette histoire de l’histoire, admirablement reconstituée, figure en exergue de l’ouvrage. Aucun professeur ne se lassera de la lire ou de la relire !.
À partir de là, on a hâte d’en savoir davantage sur les forces antagonistes du drame qui se joue, en Suisse, autour de la question pivot de tout le xxe siècle helvétique, question qui s’est posée aussi au monde dès 1945: pourquoi ce petit pays n’a-t-il pas été envahi par les puissances de l’Axe alors qu’il est au centre géographique des hostilités, au point de constituer un obstacle à renverser absolument? Imaginez une classe étudiant cette bataille entre témoins et historiens pour reconstituer la trame d’un tel passé… La thèse de Nadine Fink prend cette question comme départ de sa recherche. Elle n’a pas à la traiter dans sa dimension épistémologique, puisque la démarche de recherche relève de la didactique.
Elle l’aborde dans une langue limpide, en faisant l’inventaire des forces qui s’affrontent pour fabriquer la mémoire d’une période sensible. Cette histoire est porteuse d’une image déterminante pour les valeurs d’une nation improbable, donc particulièrement sensible au passé qui la justifie. Elle est tiraillée entre témoins et historiens, entre peuples des années de guerre, interviewés en fonction des critères de l’histoire orale du dispositif de L’histoire c’est moi (http://www.archimob.ch/), et historiens savants de la Commission Bergier, oeuvrant en fonction des canons de leur discipline.
Cette histoire duale de la fabrication de l’histoire est à elle seule déjà passionnante, pour le public comme pour les professeurs. Elle devient incontournable lorsqu’elle s’attelle, dans la partie centrale du travail, à étudier la contribution du témoignage oral à la constitution d’une pensée historienne scolaire.
Comment passe-t-on du témoignage brut à une telle pensée? Par des opérations de distanciation formulées d’abord sous forme d’hypothèses: il s’agit de limiter l’empathie, obstacle à la dissociation histoire/ mémoire, de privilégier l’hétérogénéité des témoignages, levier au doute sur leur véracité, et de les confronter aux contextes d’élaboration de la mémoire, ferment de distance critique.
Pour l’enquête, 73 classes des trois degrés se sont impliquées dans une exposition présentant 13 heures d’images. Cette dernière a été l’objet d’une analyse qualitative du rôle des témoignages oraux comme support didactique au développement d’une pensée historienne scolaire. Les témoignages proposés chamboulent les conceptions des élèves ; impossible de relayer ici la substance de tels bouleversements conceptuels, mais s’il faut résumer à gros traits, on peut dire que l’image de la Suisse est en partie débarrassée des illusions qui l’enjolivaient.
Les entretiens conduits avec 24 élèves montrent, parmi les trois idéaux types élaborés – croyants, rationalistes, scientistes –, que si chacun parvient à déterminer le caractère intrinsèque des récits, seul, en toute logique, le groupe des croyants accorde un statut de véracité aux témoignages.
À partir de l’expérience d’une telle recherche, imaginons pousser la mise en perspective et confronter les élèves aux sources de l’histoire orale simultanément aux sources historiennes. Par exemple celles des archives Guderian, montrant que, du point du vue allemand, les villes suisses auraient pu être prises « au plus tard dans le courant du deuxieme jour » d’une offensive. Ou encore celles du Conseil fédéral, révélant qu’en 1942 déjà, « un des elements d’interet susceptible d’assurer le respect par l’Allemagne de notre independance nationale est notre situation economique et monetaire ». Imaginons aussi, dans une comparaison entre sources orales et récits de manuels, la réaction d’élèves comparant le témoignage de l’historien et conseiller fédéral G.-A. Chevallaz – « nous n’aurions pas tenu trois jours » en cas d’attaque de l’Allemagne – avec sa propre version du manuel Payot – « Le “herisson helvetique”, barricade dans ses montagnes, restait isole et libre dans une Europe mise au pas » – ou avec le manuel Fragnière: « Le reduit alpin et la bonne preparation de l’armee a repousser une attaque ont joue un role suffisamment dissuasif. » La recherche de Nadine Fink illustre à quel point les témoignages oraux ne révèlent que l’écume de vagues aux reflets changeants. Pour saisir la profondeur de l’océan, il faut aussi le temps de collation de mille autres témoignages, de toutes natures, jusqu’à ce qu’ils parviennent aux historiens pour alimenter leurs rapports d’enquête. Et c’est au contexte d’élaboration de tels rapports qu’on peut dès lors initier nos élèves. Personne n’accepterait de déclarer responsable tel conducteur d’un véhicule impliqué dans un accident de la route sur la base du premier témoignage oral, sans audition des autres témoins, sans l’examen des véhicules, de l’état des pneus et de la chaussée, sans l’analyse des taux d’alcoolémie, des permis de conduire, sans la prise en compte des codes routiers et des coutumes du pays de l’accident, de ses conditions d’assurance… Si les élèves considèrent que l’intelligibilité de leur propre histoire et de celle du monde réclame l’élaboration d’un tel contexte, alors la parole des témoins directs revêtira à leurs yeux toute sa signification.
Pierre-Philippe Bugnard – Université de Fribourg.
[IF]