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L’économie de Dieu. Famille et marché entre christianisme, hébraïsme et islam / Gérard Denile
Sous un titre un brin paradoxal, Gérard Delille montre comment les trois grandes religions monothéistes issues du monde antique font système au sens structuraliste du terme, autrement dit comment elles entretiennent entre elles des rapports d’inversion qui sont corrélés à plusieurs niveaux de la réalité sociale. La parenté, au sens où l’entendent en général les anthropologues, sert de levier à l’auteur, lui-même historien, afin de brosser un large tableau du développement différentiel de l’Occident et du Moyen-Orient en fonction de la prédominance de telle ou telle religion. Au-delà de la parenté, l’argument mobilise de nombreux faits de nature théologique, juridique, dynastique, technique et, enfin, économique. Sa progression emprunte à différentes échelles d’analyse, allant de la micro-histoire, en se focalisant sur les communautés dont les archives recèlent de bonnes séries généalogiques – élément clé de la démonstration –, à la reprise critique des grandes synthèses historiques classiques. Au fond, bien que G. Delille s’en défende, son propos possède une indéniable tonalité wébérienne. Il renoue de même brillamment avec Karl Polanyi et sa fameuse thématique de l’émergence, en Occident à l’époque moderne, du marché comme domaine autonome, séparé de l’activité humaine.
La première partie du livre pose les jalons en mettant en relief ce qui différencie les règles matrimoniales dans les trois sphères respectives du judaïsme, de l’islam et du christianisme. Dans le judaïsme, le mariage entre oncle et nièce est préconisé, tandis que dans l’islam, c’est celui entre cousins germains patrilatéraux qui est érigé comme norme. Face à ces logiques d’endogamie s’oppose la règle que l’Église impose progressivement, à partir du haut Moyen Âge, à tout l’Occident chrétien. Ici, une exogamie très étendue, presque infinie, prévaut puisque est frappée d’interdit toute union en deçà du quatrième canon de parenté (extension considérable qui exclut comme conjoint potentiel jusqu’aux personnes issues des arrière-arrière-grands-parents).
Au total, on peut dresser le schéma suivant. À l’exogamie quasi absolue du christianisme s’oppose l’exogamie relative des systèmes juif et musulman. Ainsi que le rappelle G. Delille à la suite de nombreux auteurs, notamment à propos du mariage arabe, ces derniers exigent toujours un assez large degré d’exogamie pour « fonctionner » ; ils ne peuvent être entièrement endogames. Cela étant, leurs endogamies respectives les différencient dans la mesure où le mariage arabe renforce la patrilinéarité, là où les pratiques endogames des juifs (qui incluent le lévirat et le sororat) tendent à effacer l’opposition entre maternel et paternel. Les juifs se rapprochent à cet égard des chrétiens qui se situent du côté du cognatisme en matière de filiation.
La deuxième partie déplace l’argument sur le terrain de l’économie. Chez les musulmans, le système parental est signe de fermeture ; seule la guerre de conquête, synonyme de re-distribution à large échelle des richesses, y est un facteur de développement. Chez les juifs, l’alternance entre endogamie et exogamie parentale aussi bien que locale, associée au maintien de liens autant paternels que maternels, privilégie la constitution de réseaux aux ramifications étendues. Ceux-ci sont prédestinés à servir de support à des opérations commerciales à distance. Enfin, chez les chrétiens, l’exogamie forcée, mais aussi la monogamie et l’impossibilité d’adopter – ce qui revient à conférer à la filiation une sorte d’instabilité structurelle – se révèlent un atout considérable d’un point de vue psychosocial. Poussant à dépasser l’horizon de ses proches pour trouver un conjoint, intériorisant la fragilité des lignages, l’exogamie incite à une ouverture maximale d’un point de vue sociologique ; elle favorise, conceptuellement, la circulation au détriment de la thésaurisation. Assortie de l’interdiction, elle aussi d’origine théologique, du prêt d’usure, elle conduit en outre à rechercher d’abord dans le progrès technique la voie du développement des forces productives. Mais l’importance de la forme que prend la famille en Occident ne relève pas seulement d’un principe abstrait, d’une aspiration à exploiter l’ouverture et l’incertitude, autrement dit à « entreprendre » au sens contemporain du terme. Car si l’Église proscrit l’usure, elle tolère en revanche le prêt avec intérêt en cas de versement différé de la dot. Du coup, le mariage devient le lieu où s’articulent potentiellement circulation des femmes et spéculation monétaire.
Moins nourrie que les précédentes et plus classique dans ses assises théoriques, la troisième partie couronne la démonstration au niveau de l’exercice du pouvoir et de la construction de l’État. Elle oppose ainsi deux modèles, à savoir le despotisme oriental et la souveraineté royale prévalant en Europe (excluant un peu trop rapidement la question du politique dans le cas du judaïsme, alors qu’elle se pose aujourd’hui avec l’État d’Israël). D’un côté, il y a une absence de médiation entre l’État – incarné par un pouvoir centralisé, autocratique et, surtout, exclusivement patrilinéaire (le harem comme ruche procréative) – et les « sujets », que ces derniers soient des paysans attachés à la terre ou des marchands. État et société y vivent dans des sphères presque entièrement étanches, la première assurant le maintien de son existence matérielle et de son appareil militaire par le biais d’un tribut imposé à la seconde. De l’autre côté, le système politique de l’Europe occidentale repose au contraire sur une solidarité sociale assez large car fondée sur la reconnaissance des deux lignées, paternelle et maternelle, et l’exigence d’alliances les plus ouvertes possible. Une hiérarchie sociale existe mais à l’intérieur même de cette solidarité englobante. Là encore le mariage joue un rôle puisque, à travers le mécanisme de la dot, il autorise une légère hypergamie féminine.
L’économie de Dieu est un livre que nous attendions depuis longtemps. G. Delille y combine avec succès et générosité les démarches historiques et anthropologiques. Sa fresque embrasse des espaces, des temporalités et des thématiques extrêmement divers, qu’il parvient à relier avec une puissance heuristique peu commune aujourd’hui. Ce véritable tour de force rend malaisée la critique. Si nous devions toutefois en formuler une, elle porterait sur le primat accordé à la notion d’échange matrimonial.
Celle-ci a été forgée par Claude Lévi-Strauss dans le cadre de la théorie anthropologique, dont Marcel Mauss est l’initiateur, d’un lien social fondamental qui reposerait sur la force de la dette. L’auteur des Structures élémentaires de la parenté, non sans avoir mis entre parenthèses le mariage arabe, avait rangé l’Occident sous la rubrique d’« échange généralisé ». Ce faisant, il diluait tellement la notion d’échange qu’elle devenait synonyme de simple « circulation ». Or G. Delille, ici comme dans ses travaux antérieurs (dont d’ailleurs ce livre est également l’heureuse synthèse), utilise les notions d’échange et de réciprocité de façon, nous semble-t-il, trop rigide. On voit mal comment un dispositif, qui exclut la possibilité d’un « retour » du transfert de la femme concédée en mariage avant cinq générations, peut être globalement conçu sous le régime de la réciprocité, même différée. En l’espèce, et plus encore dans la perspective comparative adoptée ici d’un seul système, de nature transformationnelle, du mariage judéo-islamo-chrétien, il semble plus sage de se contenter du vocabulaire de l’endogamie et de l’exogamie, même si celui-ci apparaît moins « accrocheur » que celui de l’échange matrimonial. Au reste, il s’agit là d’une objection de fond qui n’entache aucunement l’admiration que nous portons à ce livre appelé à devenir rapidement un classique des sciences sociales. Un seul regret le concernant : un appareil de références extrêmement fastidieux à utiliser. L’absence de notes en bas de page, toutes rejetées en fin de volume, et de bibliographie générale se voit bien mal compensée par l’index, aussi exhaustif soit-il.
Emmanuel Désveaux
DENILE, Gérard. L’économie de Dieu. Famille et marché entre christianisme, hébraïsme et islam. Paris: Les Belles Lettres, 2015. 344p. Resenha de: DÉSVEAUX, Emmanuel. Resenha de: Annales. Histoire, Sciences Sociales. Paris, n.4, 2016. Acessar publicação original [IF].