L’histoire des Juifs. Trouver les mots. De 1000 avant notre ère à 1492 / Simon Shama

En lisant cette Histoire des Juifs de Simon Schama, on est à la fois ébloui et irrité. Plus on progresse dans la lecture, plus l’admiration et l’irritation vont croissant. C’est d’abord l’admiration qui domine. Pour la stupéfiante performance de l’auteur. L’ouvrage, écrit en marge de la préparation d’une série télévisée, couvre quinze cents ans d’histoire, puisqu’il va des origines bibliques à 1492, année de l’expulsion des Juifs d’Espagne (un second volume devrait suivre, courant de 1492 à l’époque contemporaine). S. Schama n’a travaillé qu’à ses tout débuts sur des aspects de l’histoire juive et si le savoir qu’il met ici en œuvre est pour une large part de seconde main, il a effectué et assimilé des lectures d’une étendue proprement gigantesque.

Pour la période biblique et l’interprétation des données archéologiques, un sujet de débats passionnés en particulier depuis une quarantaine d’années, il s’est adressé à des spécialistes reconnus et a tracé sa voie – une voie moyenne, entre la parfaite confiance dans le récit biblique et le postulat de sa totale a-historicité. Surtout, pour les périodes postérieures, depuis l’Antiquité gréco-romaine, avant et après la destruction du Temple de Jérusalem en l’an 70, jusqu’à l’histoire des Juifs dans l’Europe du Moyen Âge tardif, en passant par le monde juif en terre d’islam, l’auteur a consulté les travaux de recherche les plus récents et les plus novateurs. L’information bibliographique, signalée dans les notes, n’est nullement ornementale : le texte principal s’appuie tout au long sur les dernières publications qui comptent, dont, soupçonne-t-on, les spécialistes, dans les différents domaines, n’ont pas eux-mêmes toujours su saisir ce qui fait leur surcroît d’utilité.

Schama donne un texte très enlevé, mais, comme on pouvait s’y attendre, il est à son meilleur dans les deux exercices où l’on sait qu’il excelle, et d’abord dans l’usage des archives visuelles et des données matérielles. Ainsi fait-il merveille lorsqu’il introduit l’exposé portant sur les déchirements internes de la société juive et les circonstances de la révolte des Maccabées par une description évocatrice du palais édifié, à l’est du Jourdain, par Hyrcan, petit-fils d’un Tobiah connu grâce aussi bien à ce que dit de lui Flavius Josèphe qu’à la documentation laissée par un intendant du ministre des finances de l’Égypte ptolémaïque, et représentant d’un milieu juif particulièrement hellénisé. Ou lorsque, pour montrer l’ouverture sur les cultures environnantes, aux iieet iiie siècles de l’ère chrétienne, du judaïsme diasporique mais aussi palestinien, S. Schama mobilise le témoignage des peintures murales de la synagogue de Doura-Europos en Syrie orientale et celui des mosaïques et des restes architecturaux de Sepphoris en Galilée. Ou encore lorsque, afin de souligner la prospérité des Juifs d’Égypte, ou en tout cas de certains d’entre eux, à l’époque, entre xe et xiie siècle, qu’éclairent les documents découverts dans la gueniza (la remise) d’une synagogue du Vieux Caire, il décrit les garde-robes que nous font connaître les papiers publiés et analysés par Shlomo-Dov Goitein et par Yedida Stillman.

L’ouvrage se distingue ensuite dans la façon qu’a S. Schama de faire du récit l’élément même dans lequel se coule une analyse. Le morceau le plus réussi à cet égard est peut-être la mise en perspective de la condition des Juifs, à la fois solide et précaire, dans l’Angleterre des années 1240-1270, à travers le récit d’une vie, celle d’une femme d’affaires avisée, Licoricia de Winchester. Les grincheux diront que l’auteur emprunte sa documentation à une monographie récente [1] [2] Certes. Encore fallait-il savoir, à partir de celle-ci, à la fois brosser un tableau et conduire une démonstration.

chama fait preuve, en chaque chapitre, d’une remarquable capacité à synthétiser les résultats de la recherche, la clarté de la discussion et sa densité faisant bon ménage. J’ai eu à plusieurs reprises le sentiment, en cours de lecture, que, sur telle ou telle question abordée, et sur laquelle j’ai eu moi-même à consulter une abondante littérature, je n’avais jamais lu de présentation ramassée aussi pénétrante, qui sache dégager ce qui compte, et permette de comprendre mieux ou autrement un épisode que je croyais bien connaître. Il faut espérer que la traduction française de l’ouvrage trouvera de nombreux lecteurs, et qu’en particulier un lectorat universitaire saura reconnaître qu’il dispose là d’une « histoire des Juifs » saisie dans toute son ampleur chronologique, qui cumule les avantages, puisqu’elle est exposée selon les critères de l’histoire savante, qu’elle est parfaitement accessible et présente en même temps toute garantie de fiabilité.

Mais l’irritation ? C’est qu’on ne voit aucune des questions fortes que l’histoire des Juifs appelle, on ne dit pas tranchées, mais seulement posées. Pour fil conducteur, S. Schama a pris le thème de la puissance des « mots » : les mots, c’est-à-dire l’exégèse d’une parole tenue pour révélée, et la réinvention constante du sens attribué à son dépôt (d’où le sous-titre : « Trouver les mots »). Ce sont ces mots, nous dit-on, qui donnent la clé d’une pérennité. Peu importe que la proposition ne pèche pas par excès d’originalité. L’ennui est surtout que, sur ces « mots », l’auteur n’est pas à son affaire. À propos de la littérature talmudique et midrashique, il reprend un discours rebattu, et qu’on espérait définitivement remisé, sur un fatras parcouru d’étranges lueurs. Il s’enthousiasme, en revanche, pour Moïse Maïmonide, sans que perce une véritable familiarité avec l’œuvre et ses problèmes. Il suffit à S. Schama de savoir que Maïmonide a tenté de réconcilier l’intérieur et l’extérieur, l’étude du donné révélé et la réflexion philosophique à l’horizon de l’universel, l’ancrage dans l’intime d’une culture et l’ouverture à des questionnements qui s’adressent à tout homme, par-delà les appartenances spécifiques, sur fond de raison partagée ; et de conspuer les adversaires de Maïmonide, obscurantistes obtus.

On ne nourrit pas nécessairement des préférences et des détestations différentes. Mais ces développements rappellent, par la combinaison de la fadeur de la pensée et du lyrisme du ton, un discours apologétique largement diffusé, au moins dans certains courants du judaïsme des lendemains de l’Émancipation. Il s’agit, aujourd’hui comme hier ou avant-hier, de montrer comment l’influence du judaïsme a profité à l’avancement de la rationalité, comment les deux causes, celle de l’identité juive et celle du progrès moderne, se rejoignent naturellement. Et si le texte atteste une baisse de tension et une dérive vers la banalité, non seulement à propos de Maïmonide (qu’à titre exceptionnel S. Schama professe admirer), mais chaque fois qu’il est question des évolutions intellectuelles et religieuses, c’est que « les mots », l’auteur non seulement les connaît mal (il n’a pour bagage que des souvenirs d’enfance et des lectures récentes peut-être pressées), mais, assez manifestement, ressent pour eux peu d’appétence, et qu’ils suscitent chez lui, d’emblée, le malaise plutôt que la curiosité.

Au point d’avoir, face à l’empire des mots, érigé un contre-modèle : celui que lui offre la vie des soldats juifs en poste à la garnison de l’île d’Éléphantine, à Assouan, que nous font apercevoir, pour l’époque de la domination perse en Égypte, des papyrus en araméen découverts à la fin du xixe siècle. L’auteur ouvre son livre sur l’existence au quotidien, longtemps sans histoires, de cette colonie aux coutumes si éloignées de celles qui prévalaient dans l’Israël biblique (ne serait-ce que parce que ces soldats ont érigé un temple, et ignoré ainsi la prescription deutéronomique qui réserve l’exclusivité du culte au Temple de Jérusalem).

De ce que lui apprennent les documents, qui portent sur la vie familiale et les transferts de biens, S. Schama tire cette leçon : « Comme dans tant d’autres sociétés juives implantées parmi les Gentils, la judéité d’Éléphantine était prosaïque, cosmopolite, vernaculaire (araméenne) plutôt qu’hébraïque, obsédée par la loi et la propriété, attentive à l’argent et soucieuse de la mode, très préoccupée par la conclusion des mariages et les ruptures, le soin des enfants, les subtilités de la hiérarchie sociale, sans oublier les délices et les fardeaux du calendrier rituel juif. Par ailleurs, elle ne semble pas avoir été particulièrement livresque. […] C’est le côté suburbain, ordinaire, de tout cela qui, l’espace d’un instant, paraît absolument merveilleux – un peu d’histoire juive sans martyrs ni sages, sans tourment philosophique, le Tout-Puissant grincheux pas très en vue ; un lieu d’une heureuse banalité, très préoccupé par les conflits de propriété, l’habillement, les mariages et les fêtes […] un temps et un monde innocents du roman de la souffrance » (p. 39).

Il est arrivé à Gershom Scholem de moquer une historiographie juive qui dépeignait parfois les patriarches bibliques comme de braves bourgmestres de Rhénanie [3]. Puis-je prendre exemple sur lui pour exprimer des doutes sur une caractérisation des « sociétés juives implantées parmi les Gentils » qui propose de promener d’une époque à l’autre l’histoire de réussite et les préoccupations typiques d’une upper middle class suburbaine ? On a dénoncé, d’ailleurs très injustement, une historiographie juive du xixe siècle trop souvent organisée autour du diptyque souffrances/élévation spirituelle, misère et grandeur. On conçoit que, en période post-moderne où les causes quelles qu’elles soient ne font ni vivre ni mourir, il paraisse judicieux d’écarter le passé de souffrances et de substituer aux récits trop inspirés le prosaïsme de l’épanouissement personnel. Et, après avoir dit sa détestation de l’histoire lacrymale, de réintroduire le malheur pour réagir contre les excès d’un discours devenu rituel de dénonciation de ce type d’histoire, mais surtout pour mieux souligner la présence continue d’une faculté éminemment contemporaine : le rebond, la résilience. Cela revient à remplacer des anachronismes ridicules par d’autres anachronismes ridicules, et à mener l’œuvre apologétique par d’autres moyens. L’entreprise peut au demeurant rencontrer l’adhésion : le livre se transformera alors en livre-cadeau, offert à des enfants qui ne le liront pas par des parents qui ne le liront pas non plus, puisqu’ils ne ressentiront pas le besoin de légitimer par des précédents historiques l’existence suburbaine d’aujourd’hui. Ce serait dommage : voilà un livre qui, malgré ces faiblesses essentielles, est une manière de chef-d’œuvre.

Notes

1. Faruk Tabak, The Waning of the Mediterranean, 1550-1870: A Geohistorical Approach, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2008.

2. Suzanne Bartlet, Licoricia of Winchester: Marriage, Motherhood and Murder in the Medieval Anglo-Jewish Community, Londres, Vallentine Mitchell, 2009.

3. Gershom Scholem, « Réflexions sur les études juives », no thématique « Gershom Scholem », Cahiers de l’Herne, 92, 2009, p. 133-145, ici p. 143

Maurice Kriegel


SHAMA, Simon. L’histoire des Juifs. Trouver les mots. De 1000 avant notre ère à 1492. Trad. par P. E. Dauzat, Paris, Fayard, [2013] 2016. 506p. Resenha de: KRIEGEL, Maurice. Annales. Histoire, Sciences Sociales. Paris, n.4, 2016. Acessar publicação original [IF].

Itamar Freitas

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